Premier ministre : le président peut-il vraiment « prendre un passant dans la rue s’il le veut » ?
Premier ministre : le président peut-il vraiment « prendre un passant dans la rue s’il le veut » ?
Si, à moins de quinze jours du premier tour, l'issue des élections législatives anticipés reste très incertaine, ce scrutin pourrait remodeler en profondeur la répartition des sièges à l'Assemblée nationale. Alors que les projections de notre sondage Cluster17-Le Point placent le RN en tête, le président du parti d'extrême droite, Jordan Bardella, se rêve déjà en Premier ministre. Mais, en cas de vague RN les 30 juin et 7 juillet, Emmanuel Macron pourrait-il lui refuser ce poste en nommant quelqu'un d'autre ?
À entendre Raquel Garrido, députée sortante LFI, interviewée mardi 11 juin sur Public Sénat, « le président a le pouvoir de prendre un passant dans la rue s'il veut pour le mettre Premier ministre ». Une affirmation qui est vraie, même si elle omet les conséquences qu'entraînerait un tel choix.
«Ã‚ Constitutionnellement, le président de la République est libre de nommer qui il veut », explique Mathilde Philip-Gay, professeure de droit public àl'université Lyon-3 et spécialisée en droit constitutionnel. Laconique, l'article 8 de la Constitution dispose seulement que « le président de la République nomme le Premier ministre ». Aucun critère de sélection n'est précisé. Pas même qu'il doit nommer quelqu'un issu du parti majoritaire.
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Il n'est pas non plus tenu de consulter une tierce personne. « Quand Jean Castex a été nommé en 2020, personne ne savait que ce serait lui », rappelle Mathilde Philip-Gay. Jean Castex n'était alors même pas député mais haut fonctionnaire. Précisons également que, si un député est nommé Premier ministre, il doit démissionner de son mandat parlementaire au bout d'un mois, comme l'impose l'article 23 de la Constitution.
Si le Premier ministre est un membre de l'opposition
Le président peut nommer un membre de l'opposition parlementaire. Dans ce cas, il s'expose à ce que le nouveau gouvernement soit renversé. Cela peut se produire avant même le vote d'un projet de loi à l'Assemblée nationale. En effet, lorsque le nouveau gouvernement est formé s'ouvre une session extraordinaire à l'Assemblée. Le nouveau Premier ministre peut alors faire sa déclaration de politique générale, une tradition républicaine qui ne figure pas dans la Constitution. Selon l'article 49, alinéa 1, « le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, engage devant l'Assemblée nationale la responsabilité du gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale ». Si une majorité des députés votent contre le gouvernement, celui-ci doit démissionner.
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Le renversement peut aussi arriver plus tard lorsque, incapable de faire voter des propositions de loi, le gouvernement est contraint d'engager sa responsabilité (article 49.3 de la Constitution). Si une motion de censure est déposée par au moins un dixième des députés, puis qu'elle est votée par la majorité absolue de l'Assemblée, le gouvernement doit démissionner. Depuis la réforme constitutionnelle de 2008, décidée sous Nicolas Sarkozy, les députés peuvent déposer une motion de censure en dehors du vote d'un texte. On parle alors de motion de censure « spontanée ».
Si le gouvernement est renversé, le président peut ensuite à nouveau nommer un Premier ministre issu de l'opposition qui, à son tour, pourrait subir les foudres du bloc majoritaire dans la Chambre basse. Et ainsi de suite. À moins que le chef de l'État ne prenne le risque d'un blocage politique, c'est donc la réalité des rapports de force à l'Assemblée nationale qui dicte son choix du Premier ministre.
Si le Premier ministre est un membre de la nouvelle majorité
Un chef de l'État soucieux de composer avec les forces en présence aurait deux autres possibilités. La première : nommer un membre du parti majoritaire. « Ce cas de figure serait celui du modèle britannique », observe Mathilde Philip-Gay. La vie politique du Royaume-Uni est marquée par un bipartisme très fort. La majorité à la Chambre des communes ? l'équivalent de notre Assemblée nationale ? est tantôt le fait des Conservateurs, tantôt celui des Travaillistes.
À LIRE AUSSI Comment l'appareil d'État se prépare à la victoire du RNSi, là encore, le président peut prendre n'importe qui au sein de cette majorité, il aurait intérêt, pour assurer la viabilité du gouvernement, à nommer le candidat proposé par le parti. Le RN souhaite voir à Matignon son président de parti, Jordan Bardella. Du côté du « Nouveau Front populaire », Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin se sont chacun proposés pour le poste. Raphaël Glucksmann a également suggéré le nom de Laurent Berger.
Si Macron forme une coalition
Seconde possibilité, Emmanuel Macron pourrait tenter un coup de poker et nommer une personnalité ayant la confiance de plusieurs partis politiques minoritaires qui, ensemble, formeraient une majorité. À titre d'exemple, Mathilde Philip-Gay prend le cas de figure suivant : « Imaginons que le RN compte 31 % des députés de l'Assemblée, que Renaissance et ses alliés en comptent 29 % et que les gauches en comptent 28 % avec, parmi ces derniers, un grand nombre de socialistes. Dans ce cas, rien n'empêcherait le chef de l'État de nommer une figure consensuelle parmi les députés PS et les députés Renaissance. » Cette nomination serait un appel à former une majorité.
«Ã‚ On se rapprocherait de ce qu'on voit souvent en Allemagne, où des coalitions hétéroclites se forment », compare Mathilde Philip-Gay. L'actuelle coalition, portée par Olaf Scholz, rassemble les sociaux-démocrates, les écologistes et les libéraux.