Aaliyah : il y a vingt ans, “Age Ain't Nothing but a Number” suscitait l’admiration et l’indignation

Il est à la fois l’album d’une controverse, d’une emprise, et un témoignage de la production du début des années 1990. Le premier album de la chanteuse américaine, 15 ans au moment de sa sortie, résonne aujourd’hui comme une pierre angulaire du R’n’B contemporain et d’immenses dysfonctionnements industriels.

Chez Aaliyah, tout est affaire de précocité. Sa maturité artistique d’abord, son succès ensuite, puis sa mort. Le 25 août 2001, la chanteuse américaine originaire de Detroit disparaissait à l’âge de 22 ans dans un accident d’avion alors qu’elle et son équipe rentraient du tournage d’un clip aux Bahamas. D’elle, il reste une image, et une discographie entamée dès 1994 avec un album ravageur, intitulé Age Ain't Nothing but a Number, sur lequel il est savoureux de se pencher à nouveau, trente ans après sa sortie. Fruit de son époque et d’un homme, R. Kelly, depuis identifié et jugé comme un prédateur sexuel et un gourou d’une grande violence, il donnait le ton d’une carrière éclair qui a pourtant marqué à jamais l’histoire du R’n’B.

Ne pas se voiler la face

Aaliyah a 11 ans lorsqu’elle signe sur le label Jive. C’est son oncle, Barry Hankerson, qui la recommande à la maison de disques. Il est lui-même manager de R. Kelly, alors en pleine ascension, et tout ce petit monde s’attelle lentement à faire de la jeune fille une future star. Juste après ses 14 ans, Barry Hankerson prend une décision : elle est prête à lancer sa carrière, et c’est R. Kelly, tout juste auréolé de l’immense succès de l’album 12 Play, qui la produira exclusivement. Chez Jive, personne ne bronche. À l’été 1993, Aaliyah et l’artiste partent pour Chicago durant les vacances d’été, afin qu’elle ne rate pas les cours. Pendant deux mois, ils se baladent dans la ville, vont aux jeux d’arcades, au bowling, et enregistrent, R. Kelly s’occupant de l’essentiel de l’écriture et de la composition.

Jeff Sledge est alors directeur artistique chez Jive, en charge, entre autres, de juger du contenu de l’album, qu’il n’entend que lorsque celui-ci est achevé. En 2016, il racontait au magazine américain Vibe : “On a été soufflés, parce que l’album était tout simplement génial. C’était exactement comme entendre un album de R. Kelly mais chanté par une petite fille. Évidemment, les thèmes n’étaient pas sexuels, mais l’ensemble de la production et le son de l’album sonnait comme si c’était R. Kelly transformé en jeune femme.” Pourtant, sauf à vouloir masquer l’évidence, difficile de ne pas remarquer l’omniprésence des allusions sexuelles, ou tout simplement des thématiques complètement explicites. Qui pense que le nom de cet album, Age Ain’t Nothing but a Number, est une allusion à la précocité du talent artistique, se voile la face. C’est bien d’érotisme qu’il s’agit, et il suffit d’écouter la chanson éponyme pour le comprendre. Tout comme Back & Forth, premier single évocateur envoyé en éclaireur, dont beaucoup ignorent qu’elle est en fait une reprise d’un titre presque inconnu des Isley Brothers, et son clip qui contribua très grandement au succès de l’album.

Aaliyah et R. Kelly, le mariage secret

Age Ain’t Nothing but a Number est doté de cette versatilité des années 1990 qui le fait passer de la soul moderne au hip-hop, mais également par des réminiscences jamaïcaines contemporaines, très en vogue dans la production de l’époque. Le titre Down With The Clique, par sa basse notamment, en est une parfaite illustration. At Your Best (You Are Love) est quant à lui une superbe ballade soul d’une tension sexuelle qui frôle la bizarrerie. Car cette décennie, musicalement passionnante, est aussi celle qui voit l’explosion normalisée de l’hypersexualisation de très jeunes chanteuses, dont Britney Spears, dans un genre totalement différent, deviendra le symbole outre-Atlantique, quand l’industrie française produira Alizée quelques années plus tard. Aaliyah se détachera progressivement de cette image. En grandissant d’abord, puis en concentrant son expression artistique sur d’autres points beaucoup plus subtils.

Cet album est en fait celui de la grande controverse qui entoura la carrière d’Aaliyah. Peu après sa sortie, la chanteuse âgée de 15 ans et R. Kelly, 27 ans, se sont mariés en secret le 31 août 1994, sans l’accord des parents de la jeune fille mineure. Niant d’abord la rumeur, Aaliyah fera annuler le mariage en 1997, non sans mal, et se détachera de l’influence de son producteur pour prendre une nouvelle dimension grâce à Timbaland, dont la patte sonore pare les deux albums suivants, à savoir One In A Million et Aaliyah. Mais Age Ain’t Nothing but a Number, par l’aspect dérangeant qui en émane et l’indéniable qualité de sa composition, reste une pièce sonore maîtresse du début des années 1990, tout comme la trace historique des dysfonctionnements d’une industrie et d’une époque.