Défense: du chef de l'État ou du Premier ministre, qui décide des engagements stratégiques?
Le futur chef du gouvernement sera-t-il tenu de tenir les promesses faites par le chef de l'État en matière de Défense? Cette question soulève une inquiétude dans l'armée française, mais aussi parmi les pays partenaires stratégiques de la France, et particulièrement l'Ukraine.
Jusqu'alors, personne ne remettait en question le rôle de chef des armées du président de la République, même durant les cohabitations des années 80 et 90. Cette page est tournée. Dans un entretien au quotidien Le Télégramme en date du 26 juin, Marine Le Pen ouvre un nouveau chapitre de cette relation.
Emmanuel Macron avec Sébastien Lecornu, ministre des Armées et le général Burkhard, chef d'état major des Armées, sur le porte-avions Charles de Gaulle en décembre dernier.
"Chef des armées, pour le Président, c’est un titre honorifique puisque c’est le Premier ministre qui tient les cordons de la bourse", prévient Marine Le Pen.
Missiles, Mirage 2000 et troupes au sol
Cette phrase en dit long sur le bras de fer qui s'annonce entre Matignon et l'Élysée si le Rassemblement national gagne les élections législatives, avec pour dégât collatéral l'aide promise à l'Ukraine par Emmanuel Macron ces derniers mois. Le chef de l'État s'est engagé à fournir des missiles longue portée, des avions de combat Mirage 2000-5 et même des troupes au sol.
Pour Jordan Bardella, président du RN et possible Premier ministre, si son parti remporte les élections législatives, ces promesses sont une ligne rouge qu'il dit ne pas vouloir franchir. S'il ne remet pas en cause l'envoi d'armement pour aider l'Ukraine à se défendre, il affirme son opposition à tout ce qui risque d'augmenter les "risques d'escalade" avec la Russie. En clair, il s'apprêterait à ne pas respecter la parole donnée par le chef de l'État au nom de la France.
"Jordan n’a pas l’intention de lui chercher querelle, mais il a posé des lignes rouges. Sur l’Ukraine, le Président ne pourra pas envoyer de troupes", avertit Marine Le Pen.
Jordan Bardella est par contre revenu sur la sortie de la France du commandement intégré de l'Otan. En avril 2022, durant la campagne présidentielle, Marine Le Pen avait indiqué qu'elle voulait faire sortir la France du commandement intégré de l'Otan afin de "ne plus être entraînés dans des conflits qui ne sont pas les nôtres". Lors de sa visite sur le salon de l'armement Eurosatory, Jordan Bardella avait expliqué ce revirement.
"Ça affaiblirait considérablement la responsabilité de la France sur la scène européenne et sa crédibilité à l'égard de ses alliés", a expliqué le président du RN et affirmant que la Défense serait "l'un des sujets les moins conflictuels avec Emmanuel Macron". Apparemment pas.
L'un décide, mais l'autre dispose
Cette opposition apparaît avec plusieurs articles de la Constitution qui semblent offrir deux lectures. Selon l'article 15, "le président de la République est le chef des armées" et "préside les conseils et les comités supérieurs de la Défense nationale".
Mais selon l'article 20, le Premier ministre "dispose de l'administration et de la force armée. L'article 21 précise qu'il "est responsable de la Défense nationale" et "nomme aux emplois civils et militaires".
Ainsi, le président de la République est le chef des armées et préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale. De son côté, le Premier ministre est responsable de la défense nationale et dispose de la force armée. En fait, l'un décide, mais l'autre dispose.
"En ce qui concerne le soutien à l'Ukraine, c'est le président qui décide. Mais c'est le ministre qui signe les actes de cession" de matériel, a récemment indiqué le ministre des Armées Sébastien Lecornu lors d'une réunion publique dans l'Eure.
En 1958, ni le Général De Gaulle, ni Michel Debré, à l'origine de la Constitution de la Ve République, n'imaginait une opposition si tranchée sur un domaine aussi sensible. Le Conseil constitutionnel explique cette apparente opposition entre "l'esprit" et la "pratique" comme la définissait le Général De Gaulle.
"En effet, le centre de gravité du pouvoir n’est pas fixé, une fois et pour toujours, par le texte constitutionnel: il est fonction de la conjoncture politique et de la pratique".
Les bras de fer des précédentes cohabitations
Sur l'engagement de militaires français à l'étranger, le Conseil constitutionnel précise que "c'est au gouvernement d'informer le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours après le début de l’intervention". Mais les sages ajoutent un point crucial.
"En pratique, et même en période de cohabitation, le rôle du chef de l’État en matière de défense est toutefois prédominant", tente de clarifier sans trop y parvenir le Conseil constitutionnel.
Les précédentes cohabitations montrent même qu'à chaque décision d'intervention, c'est le chef de l'État qui a eu le dernier mot sur ses "collaborateurs" de Matignon ou de l'hôtel de Brienne.
En 1994, lors du génocide du Rwanda, Français Mitterrand avait Édouard Balladur pour Premier ministre, Alain Juppé était au Quai d'Orsay et François Léotard était ministre de la Défense. C'est le Président qui, sous son rôle de chef des Armées, a pris la décision de lancer l'opération Turquoise tandis que le gouvernement ne désirait intervenir que plus tard.
Autre cas, en 1986, cohabitation durant laquelle Jacques Chirac était le Premier ministre de François Mitterrand. Les États-Unis lancent la Guerre des Étoiles avec une constellation de satellites et demandent le soutien de la France. Jacque Chirac soutient le projet contre l'avis de Mitterrand. Ce dernier a finalement eu le dernier mot, rappelle sur BFMTV l'éditorialiste Christophe Barbier.
"La constitution n'est pas honorifique"
Le futur Premier ministre pourrait-il légalement s'opposer aux décisions prises par le chef de l'État? A-t-il une autorité supérieure au chef des Armées en matière de défense? En fait, les choses sont plus subtiles. Si le président de la République est bien le chef des Armées, le chef du gouvernement et son ministre des Armées ont le pouvoir de valider administrativement et de financer ses décisions.
Est-ce à dire que le rôle de chef des Armées est "honorifique", comme l'affirme Marine Le Pen? Le président est "le chef des armées" et "la constitution n'est pas honorifique", a répondu jeudi le ministre français des Armées dans un message. Il cite sur X une allocution de 1962 du Général De Gaulle qui rappelait que le chef de l'État est élu tandis que le chef du gouvernement est nommé.
"Dans les domaines essentiels de la politique extérieure et de la sécurité nationale, il est tenu à une action directe, puisqu'en vertu de la Constitution, il négocie et conclut les traités, puisqu'il est le chef des armées, puisqu'il préside à la défense".
Reste que Matignon pourrait non pas s'opposer frontalement aux décisions du chef des Armées, mais ralentir le processus d'envoi de matériel et de personnel ou en retardant le financement de ces programmes. Cette décision risquerait d'affaiblir l'Ukraine, de diviser ses alliés et de profiter à la Russie.