Matisse-Kelly, un dialogue franco-américain
Matisse-Kelly, un dialogue franco-américain
Quelle ligne tracer entre Henri Matisse et Ellsworth Kelly, entre l'éblouissement des luminescences polychromes et la géométrie des panneaux sectionnés ? Sans doute un comparable jeu avec l'espace, où l'impact des coloris traverse l'?il pour frapper l'esprit.
Rassemblées autour d'une toile iconique de 1911, L'Atelier rouge, les expérimentations radicales de Matisse préludent aux ensembles monumentaux d'Ellsworth Kelly, fasciné (comme Rothko le fut aussi, du reste) par cette couche de rouge dit de Venise, sanguin et chaud, saturant l'étendue de la toile, recouvrant planchers et murs.
Mise en abyme
Venue du MoMa de New York, l'exposition consacrée à Matisse se centre en effet sur cette toile maîtresse, innovante au point d'être alors incomprise. Résidant avec son épouse et ses trois enfants dans une villa d'Issy-les-Moulineaux, le peintre connaissait une aisance récente grâce au goût d'un industriel russe du tissu, Sergueï Chtchoukine (à la collection duquel la Fondation Louis-Vuitton consacra en 2016 une exposition), se portant acquéreur avec assiduité des productions de l'artiste.
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Ayant installé dans son jardin une cabane en bois préfabriqué, l'ancien élève de Gustave Moreau y conçoit le projet d'un vaste tableau de deux mètres sur deux représentant onze peintures et sculptures déjà issues de son atelier.
Il s'agit donc d'une mise en abyme, de tableaux dans le tableau, présentés sur un fond rouge carmin rehaussé de vernis, un cramoisi portant l'empreinte d'une intense ivresse coloriste. Matisse entendait y infuser le climat d'une « nuit chaude ».
Un parcours malheureux
Au nombre des ?uvres figurées en représentations miniaturisées, ici exceptionnellement rassemblées autour de L'Atelier rouge, on trouve un Nu à l'écharpe blanche de 1909, un Intérieur aux aubergines peint à Collioure, un Jeune marin II de 1906 décalant l'esprit fauviste, ainsi qu'une sculpture tirée d'une série de 1911, Jeannette VI, où l'hommage à Rodin est manifeste.
Des éléments décoratifs jalonnent l'espace, une commode, une horloge, des cadres vides. Ayant valeur de bilan d'étape autant que de manifeste, l'ensemble revisite une inspiration sans s'interdire de fécondes mutations de couleurs.
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Ce chef-d'?uvre connut d'abord un parcours malheureux. Déconcerté, Chtchoukine s'en détourne et ne l'achète pas. Acquis en 1927 par le Britannique David Tennant pour son club londonien, le Gargoyle Club, puis passant sans éclat chez un galeriste new-yorkais, il faudra en 1949 l'?il du grand Alfred Barr, fondateur du MoMa, pour que L'Atelier rouge trouve enfin son prestigieux écrin final.
Le hasard des formes
Comme par un effet de miroir, c'est en Europe que le jeune Ellsworth Kelly allait affiner son regard. Né en 1923 dans l'État de New York, installé en 1929 avec sa famille dans une campagne du New Jersey, l'enfant est fasciné par les oiseaux gîtant dans les roseaux et les hautes herbes, dont il découvre une réplique dans le célèbre recueil d'Audubon, The Birds of America.
Le réel peut donc être transcrit sur des surfaces. Appelé pendant la guerre dans une section de camouflage de l'US Army, le jeune démobilisé bénéficie d'une bourse qui permet son installation à Paris, où il résidera de 1948 à 1954. Vivant dans un hôtel historique de l'île Saint-Louis, ami de la jeune Delphine Seyrig, il découvre la manière d'Arp, de Brancusi, Picabia, Calder.
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Ellsworth Kelly dans son atelier de Cady's Hall, à Chatham (État de New York), en 1973.Derrière lui, Yellow with Red Triangle (1973) et Blue with Black Triangle (vers 1973). © Ellsworth Kelly Foundation
Exposé dès 1951 à la galerie Maeght, le jeune peintre est fasciné par l'impersonnalité des monochromies naturelles, le hasard des formes s'organisant en abstractions visuelles adossées à une perception aiguë de la structure spatiale des choses vues. Il commence à photographier des artefacts géométriques, portes, ponts, segments de routes rectilignes. Son art ? où le visiteur s'immerge pleinement à travers une centaine d'?uvres issues de prêts du MoMA, de l'Art Institute of Chicago, de la Tate ou du Whitney ? va en porter la marque.
Un plasticien des formes planes et des volumes courbes
De retour aux États-Unis, installé dans un atelier du sud-est de Manhattan jouxtant celui de son ami Robert Indiana, il entre en sympathie avec les théories du compositeur John Cage, qui valorise les logiques d'aléa et de mutabilité.
Ellsworth Kelly est graduellement devenu lui-même : un plasticien des formes planes et des volumes courbes, un peintre de toiles-panneaux, un visionnaire de la couleur-masse, un virtuose de l'aluminium, faisant chanter selon le principe du less is more un spectre de moirures géométrisées.
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En 1952, il avait réalisé son premier monochrome vert après un séjour dans le domaine de Monet à Giverny. « S'il n'y a pas de fumée sans feu, il ne regarde que la fumée », écrira un critique d'art. Autrement dit, Kelly systématise l'élision du superflu, agrégeant ou superposant des plans dont la signification se tient dans l'épure de leurs lignes, mettant en faveur obliques, grilles et triangles.
Un requiem coloré
Praticien des collages, il se ménage des trêves figuratives par de magnifiques dessins de plantes réalisés au crayon de graphite, qui pourraient faire écho à la dilection de Matisse pour les efflorescences stylisées.
Cette danse sacrale, a-psychologique, témoignant d'un expressionnisme heureux, installera Ellsworth Kelly dans un panthéon américain non dénué de connexions avec son ultime présent. En 2003, secoué par la tragédie du 11 septembre 2001, il réalise un collage où l'emprise des Twin Towers est occupée par un trapèze vert, fasciné qu'il était par l'anonymat des sépultures indiennes.
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Son chant du cygne le ramènera vers Paris : en 2014, titulaire d'une commande pour l'auditorium de la Fondation, Ellsworth Kelly conçoit un panneau géant qui en habille le fond comme un requiem coloré. C'est vers lui que nous conduit aujourd'hui L'Atelier rouge de Matisse, habité par le même art de porter la couleur à très haut degré d'intensité.
«Â Matisse, L'Atelier rouge », « Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949-2015 », Fondation Louis-Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, bois de Boulogne, Paris 16e, jusqu'au 9 septembre 2024.
«Â Catalogue Matisse, L'Atelier rouge »,Fondation Louis-Vuitton/Hazan, 232 pages, 45 euros. « Catalogue Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949-2015 », Fondation Louis-Vuitton/Hazan, 306 pages, 49,90 euros.