29 personnalités belges assument : « Nous avons consommé des drogues illégales »
29 personnalités belges assument : « Nous avons consommé des drogues illégales »
Mot de la rédaction
Dans leur programme politique, les partis francophones – à l’exception du MR – plaident pour la création d’un marché légal de production et de distribution du cannabis, sous contrôle de l’Etat. Certains souhaitent même dépénaliser (ou « décriminaliser ») toute consommation de drogue – sans limitation au seul cannabis. Ces éléments ont fait l’objet d’un dossier – publié le 4 juin dans Le Soir.
En marge de ce grand format, qui s’intéresse aussi à la réponse pénale réservée aux consommateurs de stupéfiants, Le Soir a reçu une proposition de carte blanche, initialement destinée à paraître dans la revue spécialisée « Drogues, Santé, Prévention » éditée par Prospective Jeunesse (un centre d’étude et de formation actif dans le domaine de la prévention des risques liés aux usages de drogues). L’initiative de cette carte blanche émane du comité de rédaction de cette revue. Elle rassemble les signatures de 29 personnalités (professeurs d’université, médecins, auteur, magistrat, avocats, artistes…) déclarant consommer ou avoir déjà consommé des substances pourtant prohibées.
Inédite sur la forme en Belgique – et inspirée selon ses auteurs du « Manifeste des 343 » femmes françaises qui, en 1971, ont reconnu avoir eu recours à l’avortement qui était alors illégal – cette carte blanche a pour vocation, d’après ses signataires, d’ouvrir le débat sur la marginalisation des consommateurs, en plaidant pour une approche préventive en la matière. Laquelle demeure, selon eux, entravés par la répression persistante.
Aujourd’hui, en Belgique, de nombreuses substances psychoactives – l’alcool faisant figure d’exception majeure – font l’objet d’une interdiction légale et sont visées par une répression consacrée dans la loi du 1921 et l’arrêté royal du 6 avril 2017. Contrairement à une idée largement répandue, même la détention de cannabis à usage personnel et en faible quantité demeure punissable au regard de la législation actuelle.
Dans leur texte, les auteurs assurent ne pas vouloir encourager ni banaliser la consommation de produits psychotropes, « ni minimiser les risques sanitaires liés à leur usage ».
La carte blanche : « Nous avons consommé des drogues illégales »
Nous consommons ou avons consommé au cours de notre vie, de manière exceptionnelle, occasionnelle ou régulière, une ou plusieurs des substances figurant la liste établie par l’arrêté royal du 6 septembre 2017 réglementant les substances stupéfiantes et psychotropes. Dit, plus banalement, nous avons pris de la drogue !
Si la détention des substances que nous avons consommées nous met en infraction avec la loi et nous transforme en délinquant.e.s, nous assumons nos actes et contestons leur qualification pénale.
Ce faisant, nous n’entendons en aucun cas encourager la consommation de produits psychotropes, qu’ils soient légaux ou non, ni la banaliser, ni minimiser les risques sanitaires liés à leur usage. En mettant une lumière crue sur un phénomène que chacun connaît et refoule dans le même mouvement, nous souhaitons au contraire ouvrir le chemin à l’élaboration d’une politique de santé publique susceptible de minimiser les risques liés à ces consommations pour les individus et pour la société. La publicité que nous donnons ici à des consommations d’ordre privé nous paraît nécessaire à la maturation d’un débat qui a été jusqu’ici beaucoup plus marqué par l’hypocrisie et l’aveuglement volontaire que par des préoccupations sanitaires.
Ils sont en effet rares, en sciences sociales, les sujets qui font l’objet d’un tel consensus auprès des spécialistes. Tou.te.s s’accordent à le reconnaître : la « guerre à la drogue » ne fonctionne pas. Appuyée sur la chimère d’une société sans drogue, cette guerre ne connaît pas de fin – il y a trop de fraternisation avec l’ennemi –, entrave les politiques de prévention et de réduction des risques, contribue à la surpopulation carcérale, produit de la stigmatisation et dégrade la santé publique. Cette « guerre » produit et soutient le commerce illégal qui fait prospérer les mafias, et empêche un contrôle de qualité rigoureux sur les produits.
Ces « dommages collatéraux » seraient déjà inquiétants pour une politique qui atteindrait son objectif avoué – réduire les consommations ; pour une politique qui y échoue, ils deviennent exorbitants et scandaleux. Or, cet échec est patent et démontré : le caractère plus ou moins sévère de la répression n’a pas d’impact sur les niveaux de consommation de produits psychotropes. Une société qui réprime plus les consommations n’est pas une société qui consomme moins. C’est en revanche une société dont les consommations sont plus dangereuses sur les plans individuel et collectif.
Pour autant, en Belgique, ce consensus scientifique ne semble pas infléchir des politiques publiques qui demeurent arcboutées sur le fantasme de l’efficacité pénale et imperméables à l’empilement accablant des preuves du contraire. Cet enfermement dans une logique sans fondement apparaît d’autant plus coupable dans un monde où des pays de plus en plus nombreux expérimentent des modèles alternatifs de gestion de la présence des substances psychotropes dans la société. Aucun de ces modèles n’est parfait ni ne pourrait l’être, mais tous sont meilleurs que le nôtre, grâce à la combinaison qu’ils proposent de politiques de prévention, de principes d’autonomie individuelle et de soutien thérapeutique quand c’est nécessaire, plutôt qu’au recours inefficace à la police et la justice. La pénalisation participe en outre de la stigmatisation des personnes consommatrices de substances psychotropes illégales. Or, des données probantes établissent que la stigmatisation constitue un déterminant clé de la santé, en raison notamment de ses effets sur l’accès aux ressources favorables à la prévention ou la prise en charge. En prétendant – sans y parvenir – éloigner les drogues, la politique prohibitionniste éloigne en réalité le traitement dont certaines des personnes qui en consomment auraient besoin.
Nous vivons dans une société qui autorise la publicité en faveur de l’alcool en même temps qu’elle pénalise les consommateur.ices d’autres substances psychotropes, sans qu’aucun élément objectif ne vienne justifier la banalisation de la consommation de l’un et la dramatisation de la consommation des autres. C’est pourtant sur cette ligne de crête entre banalisation et dramatisation que devra se construire une politique publique adulte en matière de drogues en Belgique.
Nous ne partageons pas nécessairement des opinions identiques sur la forme de cette future politique publique, mais nous sommes unanimes sur la nécessité urgente de faire sortir du champ pénal les personnes consommatrices de substances actuellement illégales, en vue de mieux aider celles qui en ont besoin, et de mieux laisser vivre leur vie aux autres.
C’est pourquoi nous appelons en outre toutes les personnes concernées par cet appel à nous rejoindre en le signant sur le site de Prospective jeunesse (www.prospective-jeunesse.be)
Signataires
Georges Bauherz, neuropsychiatre (Iris Sud)
Thomas Berns, professeur de philosophie politique (ULB)
Bernard De Vos, ancien délégué aux droits de l’enfant
Fanny Dubois, secrétaire générale de la Fédération des maisons médicales
Laurent d’Ursel, artiste, co-fondateur de DoucheFlux et secrétaire du Syndicat des immenses
Mathias El Berhoumi, professeur de droit constitutionnel (UCLouvain Saint-Louis Bruxelles)
Sarah Fautré, réalisatrice
Sébastien Gratoir, président de la Commission Droits économiques et sociaux de la Ligue des droits humains
David Greuse, alias, Freddy Tougaux, humoriste
Philippe Hensmans, ancien directeur général d’Amnesty International Belgique
Mehdi Kassou, porte-parole porte-parole de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés (BXL Refugees)
Maxime Lambrecht, vulgarisateur en éthique
Anne Löwenthal, militante
Renaud Maes, professeur invité à l’Université Saint-Louis et assistant à l’ULB
Eric Mairlot, neuropsychiatre et hypnotéhrapeute
Maco Meo, militante
Philippe Marczewski, auteur, Prix Rossel 2021
Stéphane Mercier, saxophoniste, auteur, leader du Jazz Station Big Band
Carla Nagels, professeure de criminologie (ULB)
Christian Panier, ancien président du tribunal de première instance de Namur
François Perl, expert en Sécurité sociale
Michel Roland, médecin généraliste, professeur émérite de Santé publique (ULB) et ancien président de Médecins du Monde
Damien Scalia, professeur de droit pénal (ULB)
Nabil Sheikh Hassan, assistant en économie (UCLouvain)
Edgar Szoc, président d’honneur de la Ligue des droits humains
Pierre Thys, directeur général et artistique du Théâtre national
Benoît Van der Meerschen, secrétaire général du Centre d’action laïque
Olivia Venet, présidente d’honneur de la Ligue des droits humains
François Willermain, Chef de service ophtalmologie du CHU Saint-Pierre