Alexandre Dumas va-t-il sauver le cinéma français ?
À Hollywood, chaque saison livre son cru de showrunners et scénaristes adulés, architectes des grand succès internationaux. Shonda Rhimes, Vince Gilligan, Jesse Armstrong, tous capables d'inventer de grandes fictions comme Succession, Grey's Anatomy ou Breaking Bad, autant de drames ancrés dans notre époque. En France, en 2024, un seul nom équivalent vient à l'esprit : celui d'Alexandre Dumas, un auteur né en 1802.
Serait-il étonné de caracoler en haut du box office français, 154 ans après sa mort ? Pas si sûr. L'auteur des Trois Mousquetaires et du Comte de Monte-Cristo se félicitait d'être l'écrivain le plus lu de son temps. « Il y avait en 1830 trois hommes à la tête de la littérature française, Victor Hugo, Lamartine et moi, écrivait-il dans une lettre adressée à Napoléon III. J’ai publié douze cents volumes, traduits dans toutes les langues, ils ont été aussi loin que la vapeur ait pu les porter. Quoique je sois le moins digne des trois, ils m’ont fait dans les cinq parties du monde le plus populaire des trois, parce que l’un est un penseur, l’autre un rêveur et que je ne suis moi, qu’un vulgarisateur ! »
Industriel de la littérature
Endetté jusqu'à l'os et payé à la ligne, Dumas avait mis au point un système de production littéraire redoutable. Il lui permit de publier tous ses plus grands romans en six ans seulement, sous forme de séries, notamment dans le journal Le Siècle. Pour y parvenir, l'écrivain s'était adjoint les services de plusieurs auteurs, devenus ses employés et faisant de lui une sorte de patron de boîte de prod. La formule lui valu de nombreuses critiques. Les caricaturistes, dont certains lui reprochaient aussi ses cheveux crépus (Dumas est né esclave), lui contestaient la paternité de ses œuvres. Ils opposaient Dumas, un romancier grand public, à la littérature de Balzac ou Hugo. Mais à bien y réfléchir, n'avait-il pas simplement inventé l'industrie cinématographique avant l'invention de la caméra ?
Fin XIXe, le cinéma balbutiant ne tardait pas à s'emparer de son œuvre. En 1898, trois ans après l'invention des frères Lumière, le réalisateur William K.L. Dickson propose une version des Trois Mousquetaires. Georges Méliès adapte aussi l'œuvre, nommée Mousquetaires de la reine, en 1903. Six ans plus tard, Mario Caserini réalise I Tre Moschettieri, première adaptation muette d'Alexandre Dumas à l'écran. Des dizaines d'autres suivront. D'Artagnan sera interprété par Douglas Fairbanks (1921), Gene Kelly (1948), Georges Marchal (1953), Gérard Barray (1961) et Michael York (1974). Edmond Dantès apparaitra à l'écran, sous les traits de Léon Mathot (1917), Jean Angelo (1929), Robert Donat (1934), Pierre Richard-Willm (1943), Jean Marais (1954), Louis Jourdan (1961) et Guy Pearce (2002).
Les intrigues de chevaliers de Dumas ont ensuite été rangées au placard. Les films de cape et d'épée, fictions d'une génération de baby-boomers, devinrent le summum du ringard dans les années 2000. Un très mauvais film, Les Trois Mousquetaires réalisé par Paul W.S. Anderson avec Mila Jovovitch et Mads Mikkelsen enterrait le genre en 2011.
Identité et box-office
Et voilà qu'en 2023, tout a changé. Deux films tirés du roman Les Trois Mousquetaires ont permis au cinéma français de scintiller. Salués par la critique, ils ont cumulé près de 6 millions d'entrées en salles. Ce 28 juin 2024, c'est au tour du Comte de Monte-Cristo, chef d'œuvre de Dumas, d'être adapté. Comment expliquer ce retour soudain ?
L'économie très complexe et changeante du septième art profite à l'écrivain. Le streaming a largement modifié les habitudes de consommation des cinéphiles. De nombreux long métrages à grand budget sortent directement sur les plateformes. L'expérience de cinéma s'est recentrée sur la sphère privée. La grève à Hollywood et la crise sanitaire ont aussi accentué la désertion des salles de cinéma. 71,6 millions d'entrées ont été comptabilisées en France depuis janvier 2024, soit 22 millions de moins que la moyenne pré-Covid à la même période. La solution ? Une franchise française, populaire, pourrait assurer une fréquentation des cinémas constante et indépendante des déboires hollywoodiens.
À ce titre, l'œuvre de Dumas est tout à fait le genre d'univers propice à un succès en salles. Il suffit de se pencher sur la liste des films français ayant réalisé le plus d'entrées pour s'en convaincre. Bienvenue chez les Ch'tis, Les Visiteurs, Intouchables, Qu'est-ce-qu'on a fait au bon dieu ? ou Astérix et Obélix, tous ont en commun d'aborder le thème de l'identité française. Le Comte de Monte-Cristo, mais surtout Les Trois Mousquetaires traitent précisément de ce sujet. Qu'est-ce donc que l'histoire de d'Artagnan et de ses comparses sinon celle de la formation de notre Nation ? Des hommes venus des quatre coins du pays luttent à Paris au péril de leur vie pour protéger l'État des tentatives de déstabilisation de l'Église.
Il y a aussi, dans les intrigues historiques de Dumas, une opportunité à saisir pour l'industrie du cinéma hexagonal. Roman d'aventure par excellence, Dumas construit des protagonistes et des antagonistes puissants, aux caractères définitifs, dont les aventures sont déclinables à volonté. À la manière d'une franchise Marvel, les héros de Dumas permettent d'entretenir un star system français : François Civil croise le fer avec Vincent Cassel ou Pio Marmaï et s'oppose à la terrible Eva Green. Pierre Niney, égérie Lacoste, devient Edmont Dantès, sorte de Bruce Wayne avant l'heure. Définies dans un cadre historique, les intrigues à suspense des Trois Mousquetaires se déclinent à volonté et pourrait livrer des films à succès pendant des années. Alexandre Dumas avait bien compris l'intérêt qu'il y avait à approfondir son univers : en son temps, il autorisa d'autres auteurs à s'emparer de ses personnages, à s'en moquer et à les détourner.