Ukraine : « L’intelligence artificielle a un potentiel énorme pour le déminage »
Ukraine : « L’intelligence artificielle a un potentiel énorme pour le déminage »
L'Ukraine est maintenant le pays le plus miné du monde, devant l'Afghanistan et la Syrie. Selon les chiffres du centre d'action antimines, qui dépend du ministère ukrainien de la Défense, un quart du territoire pourrait être contaminé par des mines non explosées. Selon une estimation publiée par Globsec, un think tank en Slovaquie, il faudrait 757 ans au pays pour réparer les dégâts en utilisant les méthodes conventionnelles et les ressources actuelles dans l'action de déminage.
C'est pour réduire drastiquement ce temps, accélérer le déminage de ses terres et relancer son économie que le gouvernement a décidé de miser sur les nouvelles technologies. En avril dernier, le ministère ukrainien de l'Économie a annoncé le lancement d'un partenariat avec la société britannique Palantir, spécialisée dans l'analyse des données, pour déployer des outils d'intelligence artificielle et déminer plus rapidement les territoires ukrainiens.
Amazon Web Services (AWS) vient aussi d'investir 4 millions de dollars dans les travaux de Halo, une des plus grandes organisations humanitaires de déminage pour l'aider à mettre à contribution l'IA et l'apprentissage automatique dans le processus de détection des débris de guerre (mines terrestres et autres explosifs) en Ukraine. Cet investissement vise aussi à automatiser l'usage de l'imagerie satellite pour repérer les bâtiments endommagés par des explosifs ainsi que les signes d'activité humaine.
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L'objectif ? Exploiter de nouveau 80 % des terres potentiellement contaminées dans un délai de dix ans. Un enjeu humanitaire mais aussi économique pour le pays, qu'on qualifie souvent de grenier à blé de l'Europe. « C'est un objectif ambitieux, mais nous pensons qu'il est réalisable si tous les participants et toutes les parties prenantes unissent leurs forces », a déclaré Yulia Svyrydenko, vice-première ministre et ministre de l'Économie de l'Ukraine, lors d'une conférence internationale organisée à Londres sur la reconstruction de l'Ukraine, le 22 juin. « Notre vision est que, dans 10 ans, l'Ukraine deviendra un leader mondial dans le développement et l'application des dernières technologies de lutte contre les mines et un exemple pour les autres pays dans l'élaboration de la politique de lutte contre les mines. »
Le déploiement de telles technologies sur le terrain est inédit, selon Paul Heslop, responsable des programmes du Service de la lutte antimines des Nations unies (Unmas). Celui qui s'est installé en Ukraine pour y suivre et accompagner les opérations de déminage revient pour Le Point sur le « changement de paradigme » en cours dans l'action antimines. Interview.
Le Point : Pouvez-vous dresser un état des lieux du niveau de contamination du territoire ukrainien, qui est maintenant décrit comme le pays le plus miné du monde ?
Paul Heslop, responsable des programmes du Service de la lutte antimines des Nations unies (UNMAS). © UNDP
Paul Heslop, responsable des programmes du Service de la lutte antimines des Nations unies (UNMAS). © UNDP
Paul Heslop : Dans les zones et villes qui ont été le terrain de combats, il y a des niveaux de contamination qui n'ont jamais été atteints en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Je pense que certaines des zones contaminées s'avéreront être les champs de mines les plus denses que nous ayons jamais déminés. En plus des zones minées, il y aura aussi dans de nombreux endroits des bombes, roquettes, grenades ou obus d'artillerie qui n'auront pas explosé.
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Certaines zones sont contaminées, d'autres sont soupçonnées de l'être. Dans ces dernières, certaines le sont effectivement, mais d'autres ne le sont pas ou très peu, et c'est un gros problème puisque leur non-utilisation a un impact économique désastreux. Parmi les terrains soupçonnés d'être contaminés, nous constatons, après vérification, que plus de 97 % de ceux qui sont éloignés de la ligne de front ne sont pas contaminés ou présentent des niveaux de contamination très faibles. Cela signifie que ces terres, qui ne sont pas exploitées ? ce qui a une incidence sur les prix mondiaux de l'alimentation et de l'énergie ?, pourraient être utilisées si nous pouvions démontrer qu'il n'y a pas de preuves de la présence de mines. Pouvoir produire de nouveau sur ces terres aurait un effet positif immédiat sur l'économie de l'Ukraine.
Quelles ressources faut-il mettre en place pour un programme de déminage efficace ? Quels sont les objectifs du pays en matière de déminage ?
L'Ukraine vise à éliminer plus de 80 % de l'impact économique négatif des mines au cours des dix prochaines années. Cela nécessitera un investissement minimum d'au moins 300 millions de dollars par an, donc 3 milliards de dollars sur dix ans. Outre l'argent, l'Ukraine a besoin d'équipements et, surtout, d'un investissement en capital humain et en logistique pour permettre à des milliers d'hommes et de femmes d'être formés et équipés en tant que démineurs, de disposer de machines de déminage, de drones et d'autres technologies et d'assurer l'entretien et la maintenance de tous les équipements.
Comment l'intelligence artificielle peut-elle contribuer à cet effort de déminage ?
L'IA a un potentiel énorme dans l'action contre les mines pour assister dans les différentes étapes du processus de déminage : de l'évaluation des dommages de bâtiments à la recherche de cratères, en passant par l'identification des mines, des UXO (munitions explosives non explosées) et/ou de leurs composants. Elle peut aider à hiérarchiser le besoin d'action sur les différents territoires en évaluant la valeur économique des zones non exploitées.
Ce qui se passe actuellement en Ukraine va entraîner un changement de paradigme dans le domaine du déminage.
L'IA peut aussi soutenir la prise de décision et identifier les secteurs de l'agriculture, de l'alimentation électrique ou des infrastructures critiques où le déminage ciblé peut avoir l'impact le plus important et les meilleurs résultats possible. À terme, cette technologie pourrait être en mesure de faire fonctionner des robots ou des machines de déminage qui permettraient aux humains d'effectuer les travaux de déminage à distance, ce qui réduirait les risques pour les opérateurs.
Les drones et les robots pourraient-ils donc devenir la norme pour décontaminer les terrains minés ?
Pour l'instant, nous décomposons le problème en deux grands axes d'activité. Le premier consiste à déterminer le plus rapidement possible quelles terres ne présentent pas de traces de mines afin de pouvoir les rendre à un usage économiquement bénéfique. Les nouvelles technologies peuvent y contribuer en utilisant différentes sources d'images et de données avec de nouveaux capteurs ainsi que des interprétations plus puissantes et efficaces, permises par l'IA. Les drones et les robots sont de plus en plus utilisés. Nous cherchons à utiliser des technologies existantes de manière innovante pour analyser des couches de données et confirmer ou infirmer la présence de mines de manière certaine.
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En ce qui concerne les terres contaminées, nous utilisons des technologies similaires, mais dans une optique différente, en cherchant à réduire au maximum la superficie des terres contaminées et à déployer la technologie de déminage la plus efficace.
Des acteurs moins « officiels » proposent aussi des services de déminage plus rudimentaires, en particulier aux agriculteurs. Est-ce un problème ?
Oui, dans la mesure où le terrain peut ne pas être déminé ou ne pas l'être selon les normes appropriées. Parfois, les agriculteurs paient ces services pour déminer leurs terrains alors que ces derniers ne sont en fait pas contaminés. Ça représente aussi un risque pour les démineurs eux-mêmes, car ils ne sont pas régulés et accompagnés. Plusieurs d'entre eux ont été tués ou blessés parce qu'ils ne disposaient pas des compétences, de l'équipement ou de l'assistance médicale nécessaires.
Les procédés technologiques de déminage lancés en Ukraine pourraient-ils changer à jamais la vitesse, l'efficacité et la sécurité du déminage des zones de guerre au lendemain des conflits mondiaux ?
C'est la raison pour laquelle j'ai quitté mon bureau new-yorkais pour partir m'installer en Ukraine. Ce qui se passe actuellement en Ukraine va entraîner un changement de paradigme dans le domaine du déminage, qu'il soit humanitaire, commercial ou militaire. Le secteur connaît sa plus grande mutation depuis le Kosovo et l'introduction des normes internationales, il y a 25 ans. Avec les nouvelles techniques déployées en Ukraine au cours des cinq prochaines années, le secteur changera à jamais et ces nouvelles technologies pourront être transférées vers d'autres pays touchés par les mines.