Que révèle la recherche de solitude des Français ?

ENTRETIEN – De plus en plus de Français recherchent régulièrement la solitude, d’après une étude de l’Ifop. Le journaliste Vincent Cocquebert, auteur entre autres de «La Civilisation du cocon», y voit un dévoiement de la promesse selon laquelle on pourrait être maître de son existence.

que révèle la recherche de solitude des français ?

«Aujourd’hui, on peut domicilier presque l’ensemble de nos existences, que ce soit les loisirs, le travail et désormais les relations, à travers le simulacre des réseaux sociaux.»

Vincent Cocquebert est journaliste et essayiste. Il a publié Millennial Burn-out (Arkhê, 2019), La Civilisation du cocon (Arkhê, 2021) et Uniques au monde (Arkhê, 2023).

LE FIGARO. – À l’occasion de la Journée mondiale des solitudes le 23 janvier, l’IFop a publié une étude qui montre notamment que plus de quatre Français sur dix se sentent régulièrement seuls. Et pour une majorité de Français (58%), la solitude est une situation recherchée. Comment expliquez-vous ce phénomène de repli sur soi ? La prolifération de l’offre de loisirs à domicile (Netflix, etc) et l’insécurité accentuent-elles ce phénomène ?

Vincent COCQUEBERT. – De plus en plus de personnes déclarent ressentir la solitude, sans y attacher de dimension positive ou négative. C’est un phénomène qui s’est massifié, du moins dans les études, à la fin des années 1990. Parallèlement, on assiste depuis cette même période à une récession de l’amitié. Le tissu social des individus a eu tendance à se réduire ces dernières années. Ainsi, entre 1990 et 2020, le pourcentage d’amis des individus a été globalement divisé par deux. Cela vaut pour les États-Unis et la France.

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Ce repli sur soi est un mouvement à la fois domestique, social, psychologique et spatial. Aujourd’hui, on peut domicilier presque l’ensemble de nos existences, que ce soit les loisirs (dont le temps de consommation a explosé depuis les années 70), le travail et désormais les relations, à travers le simulacre des réseaux sociaux. On assiste alors à la création de bulles domestico-numériques dans lesquelles la solitude est recherchée – même si certains en souffrent. Rechercher la solitude relève un fantasme de l’ordre de la monade. On se suffit à soi-même. Ou du moins, le petit noyau familial suffit. Cela peut être comparé à la posture quelque peu désespérée du vieux célibataire qui finit par se satisfaire de sa situation puisqu’il devient de plus en plus difficile d’entrer en contact avec l’autre qui paraît loin, voire, parfois, hostile. Le cerveau agit alors de manière rassurante, en légitimant une situation qui serait recherchée. Mais c’est un cercle vicieux. Après le confinement, on a observé que plus les personnes s’enfermaient et moins elles avaient envie de sortir. Elles se confortaient dans leur solitude. En même temps, on a assisté à l’explosion des troubles psychologiques.

Bien vécue ou pas, la solitude affecte la santé mentale des individus. Parmi les solitaires ressentis, 82% ont déjà vécu au cours de leur vie des troubles psychiques liés à la solitude, 63% en ayant même expérimenté au cours des douze derniers mois. L’isolement comme promesse d’émancipation individuelle est-elle un leurre ?

Oui, car il s’agit en réalité d’un dévoiement de la promesse de la modernité de l’invention de soi, selon laquelle on pourrait être maître de son existence et capable de s’auto-déterminer, que ce soit au niveau professionnel, personnel ou affectif, mais ici poussée à son paroxysme. Si l’individualisme, dans son mouvement d’émancipation de l’individu vis-à-vis des institutions est positif, on assiste aujourd’hui à une volonté d’auto-détermination totale de l’individu. Cette promesse est fallacieuse et grisante. La vie familiale, affective ou professionnelle étant de moins en moins porteuse de valorisation narcissique, on se retranche sur soi comme si la quête de nous-même était devenue notre dernière petite utopie. Mais il y a quelque chose de l’ordre de l’auto-consumation. Cet idéal de quête de soi est insoluble et ne peut mener nulle part. Pour deux raisons : notre identité se dérobe en permanence et c’est par l’autre qu’on se (re)connaît. Cette quête de soi a quelque chose d’un peu désespéré, car s’imaginer indépendant des autres et du monde est une manière évidemment de le fuir.

Au total, 9% des Français se trouvent en situation d’isolement. Cette « solitude objective » se révèle la plus forte en Île-de-France (14%), pourtant plus peuplée. Comment l’expliquer ?

C’est un phénomène de miroir grossissant. Un individu pauvre dans un pays riche va ressentir ce décalage, générateur d’injustice et de colère. Le sentiment de solitude, dans un contexte de multiplication des bulles sociales et d’effervescence, est alors nécessairement amplifié. Ensuite, si les Français eux-mêmes peuvent souffrir de solitude, on observe, paradoxalement, que seulement 13% de la population estime que faire des rencontres et s’enrichir dans la relation à l’autre est un critère d’une vie réussie et épanouissante. Pour 28% de ceux interrogés, cela passera davantage par le confort matériel ou financier. Donc, si la solitude est un syndrome de masse, pour s’y attaquer, il faut d’abord changer les représentations que l’on a du monde et de l’autre, davantage perçu comme une entrave à notre développement qu’à un enrichissement.

Interrogés sur la manière dont ils socialisent, les Français passent principalement du temps avec leur famille : 30% la voient tous les jours ou presque. Un entourage nettement plus sollicité que les amis (7% tous les jours ou presque, 26% chaque semaine), les collègues, ou d’autres types de connaissances. Faut-il voir derrière cette tendance à se tourner vers la famille une aversion pour l’altérité, pour l’extérieur ?

La famille concentre la douceur du cocon et la quête de reflet de soi. Dans les années 1970, on a assisté à une transformation de la famille ; on est passé de la famille statutaire à la famille affective. Désormais, les parents sont moins attachés à la fonction mondaine de la famille, laquelle consiste à préparer l’enfant à entrer dans une dialectique avec la société. Aujourd’hui, l’enfant étant devenu le socle de la famille, il est à la fois l’objet d’une charge narcissique et affective. Si la charge affective est plutôt positive, elle est peut aussi être enfermante. De fait, la famille, comme institution, a en majorité le sentiment que les valeurs de la société ne sont plus les siennes. Se crée alors une relation de défiance, observable notamment avec les parents d’élèves qui ont des rapports de plus en plus conflictuels avec le corps enseignant.

Dans le détail, on observe une forte corrélation entre choix de pouvoir s’isoler et niveau de vie. S’isoler est-il devenu un luxe ? En ce sens, assiste-t-on à un basculement anthropologique ?

La solitude a davantage à voir avec des personnes issues des catégories socio-professionnelles plutôt moindres. Mais ce phénomène de solitude choisie, c’est le phénomène de radicalisation d’un mouvement de sécession qui s’opère auprès des classes les plus favorisées, ne fréquentant ni les mêmes lieux géographiques, ni les mêmes individus, ni les mêmes offres de services. La sociabilité est alors différenciée et poussée à son paroxysme avec cette pulsion d’entre soi qui devient un entre moi.

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