Marie-Françoise Bechtel : "Sciences Po : qu’attendent les pouvoirs publics pour réagir ?"

“Si le triomphe du libéralisme à dominante financière a marqué le tournant des années 2000, n’est-il pas temps de toute façon de repenser le rôle des États dans la mondialisation, leur capacité de gérer les défis collectifs, les crises et l’avenir d’un monde incertain ? Ce nouveau tournant trouvera-t-il quelques dirigeants capables de le penser et de le mettre en œuvre ?”

Deux choses auront cassé l’outil de sélection et de formation des élites qu’était Sciences Po : la panne de l’ascenseur social qui à partir du milieu des années quatre-vingt a frappé toutes les filières sélectives et la décision historique prise en 2000 par ses instances dirigeantes, de transformer l’établissement en une école d’accompagnement de la mondialisation. Troisième facteur plus récent, l’invasion au grand galop de la culture sur-individualiste et différentialiste importée d’outre-atlantique, traduction idéologique du modèle néolibéral dans sa dernière phase – dont elle achève peut-être la décomposition. Que faudrait-il faire pour en sortir ?

Voici donc maintenant quelques années que la réputée école de la rue Saint-Guillaume, si recherchée par les parents en quête d’un avenir brillant pour leurs enfants, défraie la chronique pour les plus mauvaises raisons qui soient : après la démission du président de la Fondation, à raison de faits incontestables et sordides, pas moins de trois mises à l’écart forcées ont suivi dans un climat délétère dont la dernière en date, celle du directeur nommé il y a moins de trois ans.

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De bonnes raisons existeraient pourtant pour un débat public sur l’avenir de Sciences-Po. École du pouvoir naguère, « école du marché » aujourd’hui selon les propres termes de son directeur des années 2000 : ce raccourci illustre bien les raisons pour laquelle ce n’est pas le comportement personnel des dirigeants qui est la question pertinente, c’est bel et bien le système mis en place depuis une vingtaine d’années. Voici à mes yeux pourquoi.

Des fondements solides

L’école libre des sciences politiques, créée après la défaite de 1870, avait pour but explicite de former les élites françaises dans un esprit de redressement national qui fut rapidement irrigué par les valeurs républicaines. On peut dire qu’elle n’a jamais cessé d’être ainsi le pourvoyeur principal si ce n’est de la pensée du moins du guide d’action de ces mêmes élites. La création de l’ENA en 1945 n’a rien changé à cette domination ou du moins pas longtemps : au fur et à mesure que l’ascenseur social tombait en panne et que le système éducatif français se dégradait c’est-à-dire depuis le milieu des années quatre-vingt, l’Ena perdait toute chance d’être autre chose que la caisse de résonance du système Sciences-Po.

On ne compte plus les membres du jury de cette école qui se plaignaient depuis la fin des années quatre-vingt-dix, de l’alignement des candidats sur une pensée formatée rue st Guillaume. Restait du moins, au-delà de la rhétorique, le contenu de la pensée : de vrais débats existaient à Sciences Po entre positions politiques et idéologiques variées, souvent adverses mais qui avaient en commun le sens et le goût du collectif, comme l’a montré dans une talentueuse tribune le député Julien Aubert, ancien élève de Sciences Po et de l’ENA. On pouvait s’appuyer sur ce socle pour revoir et organiser une vision de l’État ouverte au débat mais solide dans ses fondements, accompagnant le mouvement de la société dans son ensemble.

… à leur mise en cause consciente et organisée

Or tout au contraire, c’est ici qu’intervient au tournant des années 2000 la grande réforme entreprise et menée à son terme par Richard Descoings. Personnage singulier et charismatique, ce directeur atypique parvint à convaincre la Fondation des sciences politiques, mère de l’Institut, du bien-fondé d’un tournant radical.

Appuyé par un financement considérable, sans commune mesure avec tout autre grand établissement, qui a permis au fil du temps une extension continue du campus parisien dans les quartiers les plus onéreux, soutenu par l’État qui a de longue date mis à sa disposition nombre de chercheurs et enseignants de qualité, Sciences Po a alors mis au point un système dans lequel Paris draine les meilleurs, réussissant magistralement à devenir ce qu’avait voulu Richard Descoings : l’école française appelée à accompagner la mondialisation. Or la signification de ce tournant est majeure.

Notre pays connaissait alors en effet un appel du large sans pareil, nouvelle frontière offerte à des jeunes gens, à qui leurs aînés dirigeants de banques ou grandes entreprises dopés par les privatisations montraient la voie : un « pays sans usine », une avance technologique qui devenait le pivot de notre futur, la relégation des services publics mais aussi l’abandon de l’autonomie nationale du capital (contrairement à l’Allemagne), la soumission sans critique au « marché unique » européen et plus largement la projection vers la culture managériale accompagnant la financiarisation de l’économie.

C’est ce mouvement caractéristique des élites françaises qui se sont projetées dans une vision sans frontiériste du nouvel ordre économique mondial, que Sciences Po a voulu accompagner pour la préparation aux activités non seulement privées mais aussi publiques. En s’assurant notamment que les meilleurs seraient détournés du choix de ce qu’était alors la section « service public » d’ailleurs disparue depuis au profit des « affaires publiques » autre nom du lobbying.

Dont les effets ont été renforcés par la crise du système éducatif français

Simultanément en effet celui-ci poursuivait sur sa voie descendante avec un effet cumulatif des inégalités sociales dans le temps comme le montrent les études de l’Insee, conduisant à une politique d’écrémage des meilleurs. Elle fut difficilement masquée par l’opération de sélection d’étudiants dans les banlieues défavorisées de Paris, dont l’effet sinon le but fut à l’époque de laisser en plan les enfants des classes moyennes scolarisés en province tout en donnant à l’institution le label de la vertu.

Aujourd’hui Sciences Po accueille certes de nombreux boursiers parisiens et provinciaux en contrepartie de tarifs d’inscription d’un niveau sans équivalent en France pour un établissement public.

C’est que le sujet s’est déplacé : le formatage nouveau « ruisselle » des classes supérieures vers les classes moyennes, cimentées par une vision du monde où le néolibéralisme et son apparent contradicteur, la pensée Nupes, font en réalité bon ménage, unis dans le rejet de l’État, du dépassement des différences et le chant continu de l’« intersectionnalité » autre nom pour la fragmentation du collectif. La tâche culturelle d’abandon de l’intérêt général est ainsi historiquement achevée.

Sombrant aujourd’hui dans un faux moralisme qui signe la fin de l’idéal politique de la cité

Car il fallait à tout ce système nouveau une clause morale si possible proclamatoire : c’est justement ici que, prenant le relais de l’exaltation de l’individualisme des années 2000, apparaît – élément de la décomposition du système néolibéral ? – la « cancel culture », une idéologie nouvelle qui a achevé la mise à mort des valeurs républicaines au tournant des années 2010. Parfaitement adaptée à l’élite des « anywhere », cette remise en cause systématique du collectif produit l’effet d’une bombe à fragmentation multiple installée au cœur du système. Mais qui la dénonce ?

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Sûrement pas une direction soit apeurée soit conquise. N’a-t-on pas lu sous la plume extasiée du dernier directeur de l’établissement combien les générations actuelles de Sciences-Po étaient majoritairement de gauche ? Certes, si l’on entend par gauche la fragmentation du collectif, le rejet de l’intérêt national et la parade emplumée de valeurs sectaires sur fond de terreur intellectuelle…

Moins encore les pouvoirs publics qui laissent se déliter l’appareil de formation des élites sur fond de mépris du service public et d’ignorance de l’intérêt général.

Pour quel résultat ?

Qu’après cela des responsables de l’établissement tombent comme des feuilles victimes d’une vindicte qui est l’expression du système qu’ils ont accepté et développé n’a rien de si surprenant. On ne peut pas soutenir un système dans lequel le surindividualisme, l’exaltation des différences, le développement des modes les plus décoiffantes venues pour la plupart d’outre-atlantique règnent comme des valeurs de référence sans que ces choix devenus permanents n’imposent des règles en forme d’oxymore alliant la décomposition atomique des libertés collectives à un moralisme punitif.

Mais le sujet est grave. Grave parce que les jeunes formés à Sciences Po en vue de servir l’État devraient porter l’espoir d’une nation qui, pour être en moins mauvaise position qu’en 1870, n’en affronte pas moins aujourd’hui de lourdes menaces pour son avenir. Or le paradoxe est réel. D’une part Sciences Po a fait concurrence aux grandes écoles de commerce par un projet clairement assumé qui, les classements le montrent, a été couronné de succès.

D’autre part Sciences Po qui, après tout, aurait pu se détourner de sa vocation historique à fournir en nombre les élites administratives et politiques continue simultanément à en être le pourvoyeur principal : c’est que le tournant de la mondialisation supposait, les esprits les plus alertes l’ont immédiatement vu, un relais politique solide. La prégnance du modèle néolibéral – privatisations, surmanagement, réduction du périmètre public – suppose un accompagnement de l’État, qu’il s’agisse de démissionner des leviers d’action qui étaient les siens, ou au contraire de faire des choix publics à travers des contraintes européennes enseignées comme un catéchisme. C’est ce pacte entre le privé et le public qui témoigne du sens profondément politique de l’entreprise qui fut celle de la réforme de Sciences Po.

Un pari parfaitement réussi… jusqu’à quand ?

Encore fallait-il pour la solidité du système, s’assurer du recrutement des meilleurs : l’établissement vivant sur sa réputation, familles et candidats pensent que c’est toujours le cas. Or depuis peu, phénomène nouveau, Sciences-Po n’est pas épargné par la baisse du niveau éducatif français. Avec la fin des épreuves écrites d’admission, l’établissement a développé depuis quelques années un recrutement sur des critères extrascolaires à partir du seul examen d’un dossier encadré par des sollicitations sans rapport avec la culture ou l’appétit d’apprendre, en lien avec la recherche de la « diversité » elle-même conçue selon la mode régnant aujourd’hui dans l’établissement.

La chute de l’expression écrite et de la culture générale, fruit de l’évolution vers le bas du niveau éducatif du pays, commence à travers ce type de sélection à se faire visible. Fait significatif, les recruteurs commencent à s’en apercevoir. De sorte que nous sommes peut-être arrivés à un moment où le système pose plus de problèmes qu’il n’en résout.

Réagir

Aujourd’hui où une direction déjà très faiblement investie dans la gestion et a fortiori l’avenir de l’établissement n’a cessé depuis quelques années de briller par son absence, qu’attendent les pouvoirs publics pour réagir ? Deux orientations devraient s’imposer.

Sortir de la gesticulation : en finir avec la lâche complaisance qui a atteint l’ensemble du système sous le règne d’un différentialisme activiste menaçant pour les libertés à coups d’organisation de réunions en non-mixité choisie (sic) c’est-à-dire interdites aux « non-concerné.es » sur des critères de race, de genre, de religion ou d’orientation sexuelle dans un climat de dénonciation permanente. Si à vrai dire on ne devrait pas s’y résigner pour ce qui concerne l’Université, que penser lorsque les futurs cadres dirigeants de la nation vivent dans la lessiveuse des passions différentialistes à mille lieues des « gens », ceux qui peuplent les territoires soumis aux réalités de la vie et du travail et dont on s’étonne qu’ils se donnent au populisme d’extrême-droite ?

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Or ce dont il s’agit n’est pas de censurer des libertés mais au contraire des atteintes répétées aux libertés. C’est la base de la gestion démocratique d’un établissement. Il faut pour cela une direction capable de pédagogie et de fermeté s’appuyant sur un corps enseignant qui ne regarde pas ailleurs.

La seconde orientation consisterait en une rénovation de l’enseignement des « affaires publiques » qui redeviendrait une formation du service de l’État dans lequel l’histoire de notre État et de son administration dans toutes ses dimensions (régalienne, sociale, financière, économique, culturelle) redeviendrait centrale et permettrait de penser les grandes réformes futures dont notre pays et son État ont le plus grand besoin.

Cette réforme aurait dû précéder la transformation de l’ENA en INSP, inutile et même nuisible : tant que le fournisseur n’aura pas changé son modèle, il sera vain d’espérer voir son client le définir par lui-même…

Si le triomphe du libéralisme à dominante financière a marqué le tournant des années 2000, n’est-il pas temps de toute façon de repenser le rôle des États dans la mondialisation, leur capacité de gérer les défis collectifs, les crises et l’avenir d’un monde incertain ? Ce nouveau tournant trouvera-t-il quelques dirigeants capables de le penser et de le mettre en œuvre ? Beau défi pour une école des élites que ce rejet aux poubelles de l’histoire du nombrilisme délétère qui règne en maître aujourd’hui.

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