«Racket», «excès de zèle», «montants exorbitants» : la SNCF abuse-t-elle des amendes ?

«racket», «excès de zèle», «montants exorbitants» : la sncf abuse-t-elle des amendes ?

Au-delà des incitations, la vraie interrogation repose sur l’existence d’objectifs chiffrés imposés aux chefs de bord.

Le 14 avril, une internaute raconte, sur le réseau social X, que c’était à cause d’un pied ayant frôlé un siège : «On est en règle, on fait le trajet Fontainebleau-Gare de Lyon, et il y a un contrôleur qui met une amende de 110 euros à mon copain sous prétexte que son pied aurait touché le tissu de mon siège ? Alors qu’il n’a même pas touché mon siège !» Une semaine avant, le 6 avril, une passagère s’émouvait de la prune reçue par un jeune voyageur dans le TGV entre Paris et Saint-Malo : 160 euros pour n’avoir pas pu présenter sa carte d’identité, bien qu’étant muni d’un billet valide et de sa carte de réduction. «Comment expliquez-vous le comportement autoritaire de vos agents, et combien sont-ils payés pour chaque amende qu’ils infligent aux clients, souvent de très bonne foi ? […] Peut-on parler de racket, organisé par vos services sur les clients ?»

Un mois plus tôt, c’était l’histoire d’Hugues qui avait ému plusieurs millions d’internautes. Celui-ci rapportait avoir échangé sa place, en seconde classe, avec celle d’un autre homme, ayant acheté une place en première, car ce dernier souhaitait s’asseoir à côté de son fils. «Eh bien pour ces charmants contrôleurs, je voyage sans billet, 270 euros d’amende, ils ont menacé de résilier mon abonnement et d’appeler les flics, écrivait-il dans une publication sur X. Personne n’a été lésé dans l’histoire, toutes les places ont été payées mais à cause de deux cow-boys qui se croient au Far West, la SNCF se fait encore plus détester.» Deux jours plus tard, la SNCF a tenté d’éteindre l’incendie en expliquant avoir «pris contact avec» Hugues et en confirmant que «son amende sera bien annulée». Fin 2023, c’était Manon, qui avait acheté deux places pour emmener son compagnon en week-end à Lyon. Le second billet étant également au nom de Manon, le contrôleur avait sommé son compagnon de régler une amende de 245 euros, selon leur témoignage auprès du journal le Progrès.

Une prime proportionnelle au nombre d’amendes

Les réseaux sociaux regorgent de ces témoignages indignés, de lamento de voyageurs en règle (selon eux) et rattrapés malgré tout par la patrouille. L’inflation de ces récits de voyages traduit-elle un durcissement ? Les contrôleurs, comme le dénoncent souvent des passagers, y trouvent-ils un intérêt financier ? Un récent article du Parisien est venu rappeler que ces derniers font effectivement l’objet d’une incitation via des commissions incluses dans leur rémunération, équivalant à un pourcentage du montant des amendes réglées à bord du train. De 4 à 10 % du montant de l’infraction, selon un document interne consulté par le Parisien, qui précise : «A la fin du mois, les contrôleurs reçoivent une prime de perception, exonérée de cotisations sociales et d’impôts, s’ils engrangent au moins 30 euros de commission».

Mais rien de nouveau sur le principe : un article du même quotidien publié en 2011 faisait déjà état de l’existence d’une prime proportionnelle au nombre d’«encaissements», soit les amendes encaissées d’office. Par ce système de bonus, les chefs de bord seraient incités, en cas d’irrégularité constatée, à faire payer les voyageurs sur-le-champ. Si les clients refusent, les contrôleurs sont tenus de rédiger des procès-verbaux, pour lesquels ils touchent une commission fixe inférieure à un euro. Seule cette ristourne a été légèrement valorisée, selon les éléments communiqués par des chefs de bord à CheckNews. «Depuis plus de quatorze ans que je suis chef de bord, les montants alloués aux encaissements n’ont pas évolué en pourcentage. Le montant par PV a augmenté de 87 centimes à 91 centimes, il y a environ trois ou quatre ans», retrace l’un d’eux. D’ailleurs, toute la communication du groupe SNCF voyageurs à ce sujet repose sur l’idée que ces primes «existent depuis longtemps» et «représentent une part minime de la rémunération d’un chef de bord». Mais l’entreprise assume par ailleurs d’avoir érigé la lutte contre la fraude parmi ses priorités, et «comme pour toute priorité, il est naturel qu’il y ait des incitations pour les salariés et les équipes à atteindre nos objectifs», nous répond-elle.

Au-delà des incitations, la vraie interrogation repose sur l’existence d’objectifs chiffrés imposés aux chefs de bord. La SNCF nie toute politique du chiffre, assurant qu’«il n’y a pas d’objectifs de nombre d’amendes ou de chiffre d’affaires par contrôleur, il y a uniquement des objectifs de nombre ou de taux de contrôles (s’assurer par exemple que la moitié d’un train a bien été contrôlée)». Malgré ces démentis, plusieurs chefs de bord interrogés estiment être soumis à une pression, même indirecte, dès lors que leurs résultats sont scrutés au titre de leur progression de carrière.

Des statistiques numérisées et plus facilement scrutées

La hiérarchie s’appuie sur des «chiffres moyens journaliers». «Avant on disait : “il faut tant d’opérations par journée.” Aujourd’hui, on dit : “il faut atteindre la moyenne d’opérations par jour travaillé.” C’est une manière insidieuse d’exiger des résultats», résume un contrôleur. Concrètement, chaque mois, les chefs de bord reçoivent un relevé d’activité, où figurent leurs moyennes, comparées à celles des autres contrôleurs de leur équipe. «Pour mon équipe, la moyenne est de 1,83 opération par journée de travail avec un chiffre d’affaires journalier de 86 euros», rapporte notre interlocuteur. Qui précise : «Si les chiffres ne sont pas bons [c’est-à-dire en dessous des moyennes de l’équipe], la direction s’en sert au moment des notations ou même pour la gratification de participation aux résultats.»

Un autre chef de bord, qui exerce ce métier au sein de la SNCF depuis une vingtaine d’années, va dans le même sens : «L’entreprise nous objective comme ça. Chaque année, on est noté et on évolue comme ça. Si je ne réalise pas un chiffre d’affaires qui est au moins équivalent à la moyenne de l’équipe, on va considérer que je n’ai pas suffisamment travaillé, donc on va me demander de faire plus d’opérations. Je vais devoir être moins indulgent pour obtenir un chiffre d’affaires qui me permettra d’évoluer.» A l’arrivée, cet agent y voit «une forme de compétition qui amène peut-être les plus rigoureux d’entre nous à être nettement plus intransigeants».

Cette nouvelle approche dans l’évaluation découle de l’informatisation des procédures : désormais, tout est numérisé, les statistiques des chefs de bord sont enregistrées en temps réel, et il devient donc très facile de les scruter. «L’informatisation complète date d’une dizaine d’années environ», se souvient l’une de nos sources. Ce changement a aussi affecté la manière dont sont calculés les montants des amendes distribuées aux voyageurs, les infractions étant directement relevées à partir de l’appareil servant au contrôle des titres de transport. «C’était bien plus simple quand le chef de bord avait un barème et calculait tout lui-même. L’informatisation du métier a permis à l’entreprise de complexifier le calcul de la régularisation.»

De fait, ce calcul, initialement basé sur des montants fixes – 50 euros si le client n’a pas de billet, 100 s’il ne règle pas l’amende immédiatement, 150 en cas de situation frauduleuse, en plus du prix du billet pour les trajets supérieurs à 150 kilomètres –, s’appuie désormais sur un barème complexe découpé par tranches kilométriques, détaillé dans un second article. Ainsi, depuis 2019, pour compenser le manque à gagner de la SNCF du fait de l’absence de titre, le chef de bord ne tient plus compte du prix du billet tel que vendu à un guichet de gare, mais des montants prédéfinis dans le barème. L’entreprise explique que ces montants, qui progressent d’une tranche kilométrique à l’autre, concordent avec le «prix maximum pour le voyage arrondi aux 10 euros supérieurs» (par exemple, 110 euros pour un Lyon-Paris en seconde classe). En bref, plus le train à bord duquel se trouve le voyageur parcourt une longue distance, plus le montant de la régularisation sera élevé.

A l’arrivée, même en étant muni d’un billet, dès lors qu’il est considéré comme non valable aux yeux de la SNCF, «vous pouvez vous retrouver avec une facture très salée», conclut un chef de bord. Avec «la forfaitisation par tranches kilométriques», et «par effet de levier dû à l’augmentation du prix des billets», les évolutions de la tarification ont «fait monter le montant des régularisations», analyse un autre.

«La bible des chefs de bord»

Si le mode de calcul des régularisations a été révisé, tirant donc à la hausse les sommes réclamées aux voyageurs, les motifs de verbalisation n’ont, pour leur part, que peu évolué. En application du code des transports – et au-delà des «traditionnelles absence de titre de transport et absence de carte justifiant d’une réduction», lesquelles restent «les raisons principales de verbalisation», comme l’indique SNCF Voyageurs à CheckNews –, un large éventail d’infractions dites «non tarifaires» peut déjà justifier une amende. Dernier ajout en date, le non-respect de l’interdiction de vapoter est sanctionné, depuis le décret de 2019 déjà cité plus haut, d’une amende de 35 euros. Comptez sinon 60 euros d’indemnité forfaitaire pour ce qui est du «trouble de la tranquillité d’autrui par des bruits ou des tapages», du transport irrégulier d’animaux (ils doivent être muselés et tenus par leur maître durant le voyage), ou encore des «souillures» (crachats, urine, pieds posés sur les sièges…). Toutes ces infractions sont récapitulées dans le «mémento sûreté ASCT» (pour agent du service commercial trains, le terme désignant les contrôleurs dans le jargon de la SNCF) ou «VO 0583», un document présenté à CheckNews comme «la bible des chefs de bord».

Un changement important dans les modalités d’exercice des contrôles est toutefois intervenu en 2016, avec l’adoption de la loi Savary. Les contrôleurs, pour adresser correctement les procès-verbaux dressés, doivent relever l’identité de la personne, mais pouvaient jusque-là essuyer un refus. Depuis 2016, les passagers doivent être en mesure de justifier leur identité en cas de fraude, et les agents peuvent sinon retenir le contrevenant jusqu’à l’arrivée de la police. Par ailleurs, la loi autorise les entreprises de transport ferroviaire à subordonner le voyage de leurs passagers à la détention d’un billet de transport nominatif, qui les oblige à présenter un document d’identité en cas de contrôle. Possibilité exercée par la SNCF depuis mai 2019 : les billets de TGV doivent désormais obligatoirement comporter le nom et la date de naissance du voyageur (CheckNews y avait consacré un article).

Les billets «étant nominatifs, personnels et incessibles, le voyageur est susceptible de devoir présenter, à tout contrôleur en faisant la demande, une pièce d’identité originale en cours de validité avec photo (carte d’identité, passeport, permis de conduire ou carte de séjour)», prévoient les conditions générales de vente de SNCF Voyageurs, ajoutant que «les copies des pièces d’identité (papier, documents numérisés…) ne sont pas admises». En cas de contrôle, si le voyageur muni d’un billet n’est pas en mesure de prouver que son identité correspond à celle mentionnée sur le titre, celui-ci sera régularisé au même titre qu’un passager sans billet. Quant à celui qui détient un billet au nom d’un tiers, il sera considéré comme commettant une fraude (y compris s’il s’agit du billet acheté pour lui par un proche), car voyageant «avec un titre de transport nominatif et incessible établi au nom d’une autre personne». De même, celui installé en première classe alors qu’il a un billet pour la seconde classe «se trouve en situation irrégulière» car son titre de transport «n’est pas valable pour le trajet, le jour, la classe, les conditions de parcours ou le type du train qu’il a emprunté».

«Sur les TGV, le taux de fraude est devenu marginal»

Officiellement, l’entreprise assure prôner, auprès des chefs de bord, «l’écoute des clients pour faire preuve de discernement» dans l’application de la réglementation. Mais les chefs de bord interrogés pointent les dissonances entre cette communication et le déploiement, en parallèle, de binômes de contrôleurs spécialement affectés à la lutte antifraude et réputés intransigeants. Ces «équipes d’assistance» (EA) «ne sont pas là pour faire preuve de discernement ou même de compréhension mais bel et bien pour rapporter de l’argent à l’entreprise. Elles ont une programmation à part et sont en priorité présentes sur des axes et trains ciblés comme potentiellement bankables», expose l’un. «Lorsque les EA sont à bord de nos trains, nos consignes sont de les laisser contrôler et de nous consacrer au service à bord. En effet, elles se conforment strictement aux conditions générales reprises dans le contrat de transport et procèdent à toutes les régularisations tarifaires», complète un autre chef de bord.

Est-ce que ces évolutions tarifaires et légales ont eu un impact sur le chiffre d’affaires tiré des verbalisations par la SNCF ? Est-ce que le nombre de contrôles exercés s’en ressent ? A la première interrogation, l’entreprise répond qu’elle ne communique pas sur ses «chiffres d’affaires et leurs évolutions». Tout juste sait-on que les coûts supportés par la SNCF du fait de la fraude sont en baisse : de 300 millions d’euros par an en 2015, ces coûts sont passés à 200 millions aujourd’hui, d’après le discours affiché par la société.

Sur le second point, «nous ne disposons pas des statistiques détaillées et actualisées par l’entreprise sur la lutte antifraude au niveau national», relève le secrétaire général adjoint de la CFDT Transports, Sébastien Mariani. De son côté, la SNCF explique que «sur les TGV, le taux de fraude est devenu marginal avec la mise en place des contrôles à l’embarquement». Depuis 2017, dans le sillon du renforcement de la politique de la lutte antifraude acté en 2015, des portiques de contrôle ont été déployés à l’entrée des quais, avec pour effet direct que «le nombre de procès-verbaux a été divisé par plus de deux par rapport à il y a huit ans». Actuellement, «il y a en moyenne quatre régularisations pour 1 000 passagers à bord d’un TGV», chiffre SNCF Voyageurs.

Dans le même temps, la médiation SNCF Voyageurs a enregistré, depuis 2020, une progression quasi continue du nombre de saisines émanant de voyageurs qui contestent les procès-verbaux dressés à leur encontre, comme il ressort de ses rapports annuels. A en croire la SNCF, «cette hausse s’explique par le fort taux d’occupation des trains ainsi que par une meilleure connaissance, par les voyageurs, de la Médiation SNCF Voyageurs». Sollicitée par CheckNews au sujet de cette hausse, la médiatrice n’a pas donné suite. Le transporteur fait aussi valoir que «les procès-verbaux contestés restent une situation marginale, de l’ordre de 5 %».

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