Nicolas Philibert : « L’univers de la psychiatrie, c’est un miroir grossissant de notre société »

nicolas philibert : « l’univers de la psychiatrie, c’est un miroir grossissant de notre société »

Nicolas Philibert : « L’univers de la psychiatrie, c’est un miroir grossissant de notre société »

Voici Patrice, un homme qui écrit un poème par jour depuis plusieurs décennies. Il en a chez lui des centaines, des milliers, bien rangés dans des dossiers qui débordent de mots. Son rituel est simple : il écrit à la main, plutôt le matin, et le soir venu transcrit son ?uvre à la machine à écrire. Alors, quand la machine en question s’enraye, le retard s’accumule, et c’est la panique.

Heureusement que Patrice sait vers qui se tourner : les soignants de l’Adamant. Cette péniche parisienne amarrée sur la rive droite de la Seine accueille un centre de jour pour les personnes souffrant de troubles psychiques. Walid et Jérôme, un infirmier et un ergothérapeute, qui ont en plus de leurs compétences un vrai talent de bricoleur, offrent leurs services aux patients qui en ont besoin.

La Machine à écrire et autres sources de tracas arrive après Sur l’Adamant ? sorti il y a un an ? et Averroès et Rosa Parks (toujours en salle), deux films tournés par Nicolas Philibert dans l’univers du soin psychiatrique. Ce film plus court (1 h 12) et plus léger dans son ton fonctionne comme un post-scriptum à cette trilogie d’une force exceptionnelle.

Le cinéaste semble y récapituler les grandes lignes de ces deux films : l’idée que le soin psychiatrique passe d’abord par l’écoute, le temps partagé, le respect mutuel ; une certaine fascination pour la créativité, la sensibilité des patients ; l’espoir de sauver un secteur que l’on sait saturé et en manque terrible de moyens. Autant de thèmes sur lesquels Nicolas Philibert, toujours aussi épris de son sujet, se révèle intarissable, et passionnant.

Le Point : Vous aviez signé, en 1996, un premier documentaire dans l’univers psychiatrique, La Moindre des choses. Quel lien faites-vous entre ce film et la trilogie que vous venez d’achever ?

nicolas philibert : « l’univers de la psychiatrie, c’est un miroir grossissant de notre société »

Le réalisateur Nicolas Philibert, à Paris, en décembre 2023. © Jérôme Domine/Abaca

Le réalisateur Nicolas Philibert, à Paris, en décembre 2023. © Jérôme Domine/Abaca

Nicolas Philibert : Ce premier film m’avait permis de perdre mes préjugés. Il avait changé mes représentations sur la folie, sur la maladie mentale. Il y a trente ans, j’étais pétri de peurs. Je ne voulais pas aller à La Borde [la clinique du Loir-et-Cher où a été tournée La Moindre des choses, NDLR], au début. On me poussait à y aller et j’ai résisté pendant un an. Je me disais : la souffrance psychique, ce n’est pas du spectacle. Les gens qui sont là sont en situation de faiblesse, ils n’ont peut-être pas toutes leurs facultés, ils n’auront pas les moyens de me dire non.

Je ne suis jamais complètement revenu de La Borde. Il ne s’agit pas de nostalgie mais du fait que cette expérience cinématographique et humaine n’a cessé de m’habiter. Ces trois films, de Sur l’Adamant à La Machine à écrire, me poussent dans mes retranchements, ils m’empêchent de m’endormir, me délogent, m’intranquillisent. Ils nous donnent à réfléchir sur nous, notre humanité. Sur ce que l’on pourrait avoir en commun, ce que c’est que la norme, la raison, les conventions sociales, l’exclusion, la marginalité?

Ça m’a aussi beaucoup aidé à repenser mon propre cinéma, cette expérience à La Borde. L’équipe qui travaille là m’a donné un certain nombre de concepts qui ont nourri mon travail. Il y a une proximité entre ma façon de faire des films et la manière que les moniteurs ? c’est le nom des soignants, là-bas ? ont de travailler. Je parle souvent de « programmer le hasard » à propos de ma façon de faire des documentaires. C’est une chose que j’ai entendue de la bouche de Jean Oury, le fondateur de La Borde.

À LIRE AUSSI Schizo, bipolaire, borderline? : « Arrêtez d’utiliser les troubles psychiques comme des insultes ! » Vos trois films, et en particulier Averroès et Rosa Parks parce qu’il se concentre sur la relation des patients avec les médecins, mettent en avant la notion d’écoute. La parole n’est jamais brusquée. Est-ce là ce qu’il y a de commun entre la psychiatrie et votre cinéma ?

Oui, il y a tout à fait cette dimension-là. Je fais mes films avec les oreilles, je suis très attentif à ce qui se dit. Beaucoup de mes films reposent sur la parole, à commencer par La Voix de son maître (1978), mon premier film [coréalisé avec Gérard Mordillat, NDLR] sur le discours patronal. Quand j’ai fait Le Pays des sourds (1992), il est question d’une autre forme de langage, celui des signes, et donc d’une autre façon d’écouter. On écoute avec les yeux chez les sourds !

Ce qui compte avant tout, en psychiatrie, c’est la parole, l’écoute, la manière qu’ont les soignants d’aider un patient à reformuler ce qu’il pense, de le relancer, de le soutenir du regard. C’est quelque chose qui m’importe beaucoup. Et il n’est pas impossible qu’ici ou là ma caméra, le fait de filmer, ait eu une dimension thérapeutique auprès de certains.

Certains passagers de L’Adamant m’ont exprimé directement combien notre présence, avec l’équipe, pouvait leur faire du bien. Ce n’était pas le but premier, mais tant mieux ! Récemment, j’ai présenté Averroès et Rosa Parks dans une salle. J’ai croisé quelqu’un qui m’a dit : « J’ai un parcours en psychiatrie? Qu’est-ce que j’aurais aimé parler devant une caméra ! J’avais beaucoup de choses à dire. »

À LIRE AUSSI « La déstigmatisation de la santé mentale est une priorité absolue »

Comment avez-vous abordé la question du consentement à être filmé ?

Quand on a une caméra dans les mains, qu’on le veuille ou non, on exerce un pouvoir sur l’autre. Je suis extrêmement attentif à ne pas abuser du pouvoir que donne la caméra. Pour Averroès et Rosa Parks, j’ai proposé des entretiens à certains, et pas à d’autres dont je sentais qu’ils n’auraient pas la capacité de dire non. C’est complexe, car il y a des gens très diminués par leurs troubles ? les injonctions et les voix qui les hantent ?, et qui pourtant vont peut-être vouloir être filmés.

Aujourd’hui, la psychiatrie est un domaine dévasté. Les soignants font comme ils peuvent.

À mes débuts, j’ai fait un film de commande sur un alpiniste qui faisait des ascensions extraordinaires dans le massif du Mont-Blanc sans corde ni aucun système de secours. Le moindre faux pas et c’est la chute mortelle. Je me suis beaucoup interrogé : est-ce que le fait de le filmer ne va pas l’inciter, si tel jour il n’est pas en forme, à vouloir en faire trop ? Ou à prendre des risques qu’il ne prendrait pas autrement? J’ai beaucoup parlé avec lui avant de me décider à faire le film, pour sonder sa capacité à résister à cette séduction du spectacle. La caméra modifie toujours un peu le réel.

nicolas philibert : « l’univers de la psychiatrie, c’est un miroir grossissant de notre société »

emAverroès et Rosa Parks/em , documentaire de Nicolas Philibert. © Les Films du Losange

Averroès et Rosa Parks , documentaire de Nicolas Philibert. © Les Films du Losange

Quel regard portez-vous sur l’état de la psychiatrie en France ?

Toutes ces années depuis La Borde, je suis resté très attentif aux évolutions de cet univers. À l’époque de La Moindre des choses, l’effondrement était moins criant qu’aujourd’hui, il y avait des milliers de lits supplémentaires. Aujourd’hui, c’est un domaine dévasté. Les soignants font comme ils peuvent. Ce qui est menacé aujourd’hui, c’est le temps qu’ils peuvent dédier à chacun. Ils essaient encore, malgré tout, de faire cette psychiatrie attentive, qui accorde une place à la parole des patients? et qui considère les personnes qui sont là comme des sujets et pas comme de simples dossiers. Mais c’est très menacé.

Dans Averroès et Rosa Parks, on voit une jeune fille très touchante qui ose à peine aller voir les infirmiers car elle a l’impression de les déranger, ils sont tellement débordés. Il y a un manque de moyens humains et d’attractivité pour ces métiers. Quand on ne peut plus exercer dignement son métier d’infirmier en psychiatrie, on s’en va? Et on est remplacé par un intérimaire qui ne s’investira pas de la même façon.

Avez-vous eu un contact avec le gouvernement ?

Un message de félicitations du président de la République quand Sur l’Adamant a eu l’Ours d’or à la Berlinale. Mais rien depuis. On a invité le ministre de la Santé à une ou deux avant-premières, mais on n’a eu aucune réponse?

À LIRE AUSSI « Il existe une saisonnalité des tentatives suicidaires » Vous n’aviez pas prévu de faire trois films sur ce sujet. Vous sentez-vous prêt à passer à autre chose après cette longue plongée dans un univers si particulier ?

Elle me plaît beaucoup, cette question-là. Ça peut être mal interprété mais je vais le dire quand même : je me sens plutôt bien avec un certain nombre de ces patients? Du fait que ce sont des gens hypersensibles, quelquefois incohérents, très angoissés mais souvent très touchants. Et leurs angoisses entrent en résonance avec les nôtres. De quoi parlent-ils ? De la liberté de pratiquer sa religion, du besoin d’avoir un travail, de la solitude, de la guerre en Ukraine. Au fond, l’univers de la psychiatrie, c’est un concentré ou un précipité? un miroir grossissant de notre société dans lequel tout est poussé à l’excès. Les gens que l’on croise en psychiatrie sont des intranquilles, comme des funambules qui sont tout le temps en quête de sens et ne se contentent pas de réponses toutes faites. Vous êtes tout le temps sur la crête.

À LIRE AUSSI Bipolaires : ce test révolutionnaire qui va faire gagner des années

News Related

OTHER NEWS

Vieillir à domicile coûte-t-il vraiment moins cher qu'aller en Ehpad?

1216 euros par mois en moyenne, c’est le coût moyen sur 20 ans qu’il faut prévoir pour vieillir dignement chez soi de 65 ans à plus de 85 ans. Aller ... Read more »

Face à une fronde syndicale majeure en Suède, Tesla décide de poursuivre l’État

À l’origine des protestations : le refus de Tesla d’adhérer à une convention collective sur les salaires. Le géant américain Tesla, confronté au refus des employés du secteur postal suédois ... Read more »

Nucléaire : près de 100 millions d'euros pour six projets français de réacteurs innovants

Vers l’infini, et au-delà (ou pas). Six projets supplémentaires de réacteurs nucléaires “innovants” feront l’objet d’un soutien de l’État français, à hauteur de 77,2 millions d’euros, auquel s’ajoute un accompagnement ... Read more »

JO-2024: quasi doublement du prix des tickets de métro parisiens pendant l'été

JO-2024: quasi doublement du prix des tickets de métro parisiens pendant l’été Le prix du ticket de métro parisien à l’unité va quasi-doubler durant l’été, a annoncé la présidente du ... Read more »

Hautes-Alpes: 10 à 15 cm de neige en vallée, jusqu'à 25 dans le Valgaudemer et les Écrins

Le département des Hautes-Alpes a engagé pas moins de 150 personnes depuis 4 heures du matin ce mardi 28 novembre. 10 à 15 cm de neige sont tombés en vallée ... Read more »

Hyundai et Kia dévoilent l'«Universal Wheel Drive System»

Module du système Uni Wheel SEOUL, 28 nov. (Yonhap) — Les constructeurs automobiles locaux Hyundai Motor et Kia Corp. ont dévoilé un nouveau système de traction intégré dans la roue ... Read more »

L’oryctérope du Cap, un animal unique en son genre

L’oryctérope du Cap est le seul membre de son genre, n’ayant aucun parent proche vivant aujourd’hui. Même s’il est appelé aardvark en afrikaans, ce qui signifie “cochon de terre”, il ... Read more »
Top List in the World