"On ne s'est pas parlé depuis quinze ans": quand les parents vieillissent et que les fratries se divisent

L’histoire de la famille Delon qui se déchire fait écho à celle de biens des familles françaises. De nombreuses fratries connaissent des divisions, voire explosent quand les ou l’un des parents entrent dans le grand âge.

Une personne âgée dans un Ehpad à Paris le 5 juillet 2018 (photo d’illustration)

“J’en suis arrivée à dire que quand je serai morte, je ne veux pas de lui à mon enterrement.” Christiane, une retraitée de 70 ans, est brouillée avec son frère depuis que leur mère est entrée en Ehpad. Elle lui reproche de ne pas lui rendre visite régulièrement et de se contenter de courts et rares coups de fil “qui lui donnent bonne conscience”.

“Il doit venir une fois par an quand il est de passage dans la région. Et avec ça, il est tranquille pour un an, il a fait son devoir”, enrage la septuagénaire pour BFMTV.com.

Tout remonte au jour où Christiane lui a dit que leur mère aimerait le voir plus souvent. “Il ne l’a pas accepté”, se souvient-elle. “C’est comme si je l’avais piqué au vif.” Depuis, c’est la guerre froide.

La sœur et le frère ne se parlent quasiment plus, si ce n’est pour régler des problèmes administratifs. Et leurs rares échanges tournent le plus souvent au vinaigre. “C’est comme s’il me faisait payer ce reproche. Mais moi, je ne faisais que défendre ma mère.”

Des frères qui se battent

À l’image de la famille Delon, des fratries qui se déchirent lorsque les ou l’un des parents tombent malade, entrent dans le grand âge ou la dépendance, serait une situation “fréquente”, pointe pour BFMTV.com la psychologue et psychanalyste Catherine Caleca. “Tout dépend bien sûr de la composition de la famille et du type de relations qui existaient avant la maladie du parent”, analyse-t-elle.

“Mais c’est souvent un moment de crise et ça remet forcément en jeu toutes les places précédemment établies.”

Et quand les parents, devenus grands-parents, s’affaiblissent, “cela impose un remaniement de toutes les relations”, ajoute Catherine Caleca, membre associé du Centre d’études et de recherche sur les risques et les vulnérabilités de l’université de Caen Normandie.

Des tensions qui peuvent parfois dégénérer. Catherine Caleca se souvient que deux frères en étaient venus aux mains dans l’hôpital où était hospitalisée leur mère. “Les sujets de discordes peuvent porter sur à peu près n’importe quoi”, poursuit la psychologue et psychanalyste, également auteure de Vieillir… à quel prix? La pandémie de Covid-19 révélatrice du statut ambigu des personnes âgées.

Il y a un sujet en particulier qui peut cristalliser les tensions: le placement en institution du parent âgé. “Je sors justement d’un rendez-vous où c’était le cas”, nous assure Mathieu Fontaine, notaire dans la Drôme et chargé de communication du 120e congrès des notaires de France.

“Personne ne s’entend, personne ne se parle”

En l’occurrence, il s’agit une fratrie de cinq frères et sœurs. La cadette qui prend en charge leur mère de 94 ans à son domicile n’y parvient plus et souhaite que cette dernière soit placée en institution. Mais les quatre autres s’y opposent, prétextant des difficultés économiques -la retraite de la nonagénaire serait insuffisante pour couvrir les frais en maison de retraite, la fratrie devrait donc participer.

“Mais je vois bien que le problème de fond est relationnel et relève d’une mésentente familiale”, observe Mathieu Fontaine, également professeur associé à la faculté de droit de Grenoble.

Car au sein de cette fratrie, “personne ne s’entend, personne ne se parle”, regrette le notaire. Le rendez-vous s’est soldé par un statu quo: trois seraient d’accord pour verser leur écot à la condition que les deux autres le fassent aussi.

Mathieu Fontaine se souvient d’une autre situation similaire. Deux des trois enfants d’un couple centenaire souhaitaient que leurs parents soient placés en Ehpad mais le troisième refusait, s’alignant sur la volonté des parents qui exigeaient de rester chez eux.

“Quand les deux disaient que leurs parents ne pouvaient plus rester seuls chez eux, le troisième répondait qu’il fallait respecter leur volonté”, se souvient-il. “Dans l’absolu, tout le monde avait raison. Mais le débat a duré trois ans.” Leur père a fini par être placé en Ehpad après le décès de leur mère.

“Ce conflit a été très destructeur. Ça a définitivement mis à mal les relations au sein de la fratrie.”

Le bon enfant versus l’ingrat

“Il n’y a pas forcément d’un côté ceux qui ont raison, et de l’autre ceux qui ont tort”, remarque pour BFMTV.com Benoît Verdon, psychologue clinicien et psychanalyste. “C’est bien plus compliqué.” Il se souvient d’une fratrie divisée sur le placement en Ehpad de leur parent.

“L’un qui travaillait encore avait dit à sa sœur aînée: ‘Toi tu es à la retraite, tu peux t’en occuper’, sans doute avec l’idée préconçue qu’on attend davantage d’une femme qu’elle s’occupe de ses parents vieillissants. Elle lui a répondu: ‘jJe m’occupe déjà de mes petits-enfants, je ne suis pas à la retraite pour ça’.”

Ce professeur de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université Paris-Cité détecte souvent la réactivation de conflits anciens. “Tant que les parents étaient autonomes, les relations tenaient. Mais à un moment de crise, les vieilles tensions rejaillissent. Et la situation peut se complexifier par des choses qui n’ont rien à voir.”

Comme une rivalité fraternelle qui referrait surface. Une situation que Benoît Verdon a déjà rencontrée. “L’un des membres de la fratrie m’a dit: ‘C’est toujours elle qui a toujours tout décidé. Cette fois, je dis non’. On a réussi à mettre à plat le fait que cela faisait longtemps que ça n’allait pas.”

“On s’imagine que le bon enfant serait celui qui garderait son parent à domicile, et a contrario l’ingrat qui déciderait de le placer en institution”, poursuit Mathieu Verdon, auteur de l’ouvrage Le Vieillissement psychique. “Mais ce n’est pas aussi simple, beaucoup de choses se jouent.”

Comme dans la famille de Jean, l’aîné d’une fratrie de trois frères. Cet homme de 74 ans n’a pas parlé à l’un de ses deux frères, le plus jeune, depuis quinze ans. “On s’entendait très bien, on se recevait en famille, il n’y avait jamais eu aucun problème”, témoigne-t-il pour BFMTV.com. Leur discorde s’est pourtant soldée devant les tribunaux.

Un conflit qui finit devant la justice

Tout remonte aux premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer de leur mère. Quand son état commence à se dégrader, Jean demande une protection juridique. La justice le désigne alors comme tuteur. Une tutelle que son frère benjamin n’accepte pas.

“Il a fait appel de la décision du juge aux affaires familiales et on s’est retrouvé devant la cour d’appel”, se souvient-il pour BFMTV.com.

Un mandataire judiciaire est désigné, ce que conteste le plus jeune des frères. “On est retourné devant la cour d’appel.” Finalement, le mandataire judiciaire décide de placer leur mère en Ehpad. “Mais il disait qu’il ne voyait pas ce qu’elle faisait là. Il était dans le déni total de la maladie.”

Le mandataire impose par ailleurs à la fratrie de contribuer financièrement aux frais de ce placement. Ce que le benjamin refuse. “On est à nouveau passé devant le juge mais il a fait appel de sa décision. Et on est retourné une troisième fois devant la cour d’appel”, qui lui donne tort.

Aujourd’hui, “les relations sont totalement coupées”, déplore Jean. Ni lui ni son frère cadet n’ont de contact avec le benjamin. Pas même sa belle-sœur, marraine de l’un de ses neveux.

“Il considère que je suis responsable de tout depuis le départ. C’est pourtant lui qui a scié la branche.”