«Ã‚ Le fossé se creuse » : Enrico Letta dévoile ses antidotes au « décrochage » économique de l’Europe
Enrico Letta ne mâche pas ses mots. « Nous n’avons même pas réussi à développer le train à grande vitesse entre nos capitales, une honte sur un petit continent comme le nôtre », lance-t-il au Conseil européen dont il est l’invité d’honneur ce jeudi 18 avril. « J’ai été obligé de prendre l’avion pour venir ! » Appelé à travailler sur l’avenir du marché européen, l’ancien président du Conseil italien a pris souvent l’avion depuis l’automne, s’infligeant un marathon de 400 réunions dans 65 villes d’Europe. Diagnostic ? L’Europe court un sérieux « risque de décrochage » : « Le fossé se creuse entre l’UE et les Etats-Unis. La prochaine législature doit être celle du rattrapage de notre retard », assène le leader de centre gauche.
Le marché unique européen – grand œuvre de son maître à penser Jacques Delors – a été lancé à une époque où l’URSS existait encore et où la Chine et l’Inde représentaient 5 % du PIB mondial, rappelle-t-il. Enrico Letta se fait particulièrement sévère sur trois secteurs clés du déclassement européen. Le marché des télécoms tout d’abord, en proie à une fragmentation caricaturale : plus de 100 opérateurs coexistent aujourd’hui sur le continent. « La révolution des télécoms se passait en Europe dans les années 1990, aujourd’hui elle est ailleurs », constate-t-il. Le secteur de l’énergie ensuite, qui souffre d’interconnexions insuffisantes au niveau européen. Celui enfin de la défense, où l’Europe paie là encore « le prix de la fragmentation » : « 80 % de ce que nous avons dépensé pour soutenir militairement l’Ukraine est allé vers des fournisseurs non européens. C’est de la folie », s’affolait Enrico Letta mercredi auprès de journalistes. « Nous devons être moins naïfs ! »
« Nous nous partageons les miettes »
Ces secteurs ont pour point commun d’être touchés par le morcellement de réglementations nationales qui empêche de profiter des effets d’échelle d’un marché de 450 millions d’habitants. Pour Letta, tout passe par une intégration continentale accrue, et surtout une réforme européenne des marchés financiers, le nerf de la guerre. « Nous nous partageons les miettes, tout se passe aux Etats-Unis », pointe-t-il. En Europe, l’épargne privée est abondante – estimée à 35 000 milliards d’euros – et largement inexploitée. Mais cette manne est aussi un tuyau percé : 295 milliards d’euros quittent chaque année l’Europe vers les marchés financiers américains, aux fonds d’investissement et de pension plus attractifs… qui rachètent ensuite des entreprises européennes. Comme le résume un haut responsable français, « nous finançons aujourd’hui triplement l’économie américaine : par l’épargne, par les achats de défense et par les importations de gaz ».
Dérapage du déficit public : pour le gouvernement, le revers de la dette
Or, l’Europe se trouve au pied d’un « mur d’investissement » – l’expression revient comme un leitmotiv à Bruxelles. Rien que pour effectuer sa mue écologique et numérique, l’Europe doit investir plus de 620 milliards d’euros supplémentaires par an, selon la Commission européenne. De l’argent public qui manque partout, et plus encore dans les Etats du Sud, les plus endettés. « Il y aura toujours des investissements publics, mais il n’y en aura jamais assez. Nous avons besoin de capitaux privés, d’investisseurs », insiste le haut responsable. Du côté de la présidence française, qui se targue d’avoir lancé le débat sur « l’autonomie stratégique » lors du sommet de Versailles en mars 2022, les conclusions du rapport Letta semblent appréciées. Paris espère notamment profiter de la séquence pour faire avancer ses billes sur la création d’un produit d’épargne européen, marotte de Bruno Le Maire. Une fois n’est pas coutume, un alignement entre la France et l’Allemagne semble même se dessiner sur la question. En l’état du débat, ce sont surtout les « petits » pays – Luxembourg, Malte, Chypre – qui refusent d’entendre parler de supervision financière européenne ou d’harmonisation de la fiscalité, deux chiffons rouges historiques.
L’écart se creuse avec les Etats-Unis
«Â Le rapport d’Enrico Letta montre que le marché unique est tout sauf une question technique, c’est un débat éminemment politique, souligne un haut responsable du Conseil européen. Il s’agit désormais de penser à l’intérêt européen, au-delà des intérêts nationaux. » Au vu de « l’urgence », le social-démocrate se dit déterminé à ne pas voir son rapport terminer au fond d’un « tiroir » comme ceux de ses prédécesseurs. Les anciens chefs de gouvernement italiens ont d’ailleurs la cote à Bruxelles puisque l’ex-président de la BCE Mario Draghi doit rendre un autre rapport en juin, lui aussi très attendu, sur la compétitivité européenne. Régulièrement cité comme un potentiel successeur d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne, il a appelé mardi à un « changement radical ».
Rejet du Ceta : l’Europe doit-elle se libérer du libre-échange ?
Frappée par la hausse des prix de l’énergie depuis la guerre en Ukraine, l’industrie européenne doit affronter une concurrence américaine et chinoise bénéficiant de subventions massives et de réglementations allégées. L’écart s’est encore creusé depuis l’IRA, le grand plan de relance protectionniste lancé par Joe Biden à l’été 2022 pour sauver l’économie américaine des effets de l’inflation, au détriment de ses partenaires économiques. Ces quatre dernières années, l’Europe a perdu près d’un million d’emplois dans l’industrie manufacturière, alertait en mars une étude de la Confédération européenne des Syndicats.
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