"Tous les quatre matins, les parquets ont de nouvelles priorités" : pourquoi la justice environnementale peine à se faire une place en France

En dépit de la création de pôles spécialisés, les magistrats ne peuvent pas se consacrer uniquement aux délits liés à l’environnement. Par manque de temps, de moyens et, parfois, de connaissances, ces dossiers débouchent rarement sur des procès.

Pour un dossier sur la pollution d’un cours d’eau, ou sur la destruction de l’habitat d’espèces protégées, des centaines sur le trafic de stupéfiants, les violences conjugales et autres affaires de droit commun. C’est le quotidien d’un magistrat chargé des délits environnementaux au sein d’un pôle spécialisé. “En volume, ce n’est rien, ça ne représente qu’un ou deux dossiers sur cent”, confie à franceinfo une de ces expertes, qui aimerait avoir davantage de temps à consacrer à son sujet de prédilection.

C’était pourtant l’objectif d’une loi du 24 décembre 2020. Depuis, à certaines exceptions près, comme les affaires de pollution maritime, les délits liés à l’environnement relèvent de pôles régionaux spécialisés. Mais ceux-ci ont été créés au sein de juridictions de droit commun : les magistrats du parquet et les juges qui en font partie doivent traiter ces dossiers, mais aussi beaucoup d’autres.

Autre obstacle à un traitement efficace des atteintes à l’environnement : l’apparition de ces pôles ne s’est pas accompagnée de créations de postes. Leurs résultats ne sont pas à la hauteur de leurs ambitions, déplore la magistrate interrogée par franceinfo. Ce qu’elle attribue notamment à des moyens limités, y compris pour faire remonter les affaires et mener les investigations :

“Les inspecteurs de l’environnement ne sont pas qualifiés pour réaliser des enquêtes de grande ampleur avec des recherches financières et documentaires. Ils sont habitués à relever les petites infractions.”

Une magistrate d’un pôle spécialisé dans le droit de l’environnement

à franceinfo

“Les policiers de l’environnement ne sont pas suffisamment nombreux et ils manquent de moyens matériels, poursuit-elle. Ils sont à peine une douzaine par département, et il y a beaucoup de départs en retraite à combler. Ces effectifs ne permettent pas une vraie police de l’environnement sur le territoire national.” Des manques qui se ressentent dans la capacité de la justice à s’emparer de ces délits : “Quand les pôles régionaux environnement ont été créés, il a été difficile de trouver des dossiers” dont ils pouvaient se saisir, faute de signalements en amont, assure cette magistrate.

Un rapport de la Cour de cassation (lien vers un fichier pdf), publié en décembre 2022, soulignait ainsi “l’insuffisance de moyens humains et matériels, et d’outils intellectuels, pour accompagner au sein des juridictions” les réformes mises en place, diminuant “leur utilité réelle”. Les contentieux “en matière de protection de l’environnement que connaissent les tribunaux français se heurtent à d’importantes limites”, poursuit le rapport, qui pointe notamment la formation des magistrats.

Un début de virage dans la formation

L’Ecole nationale de la magistrature (ENM) dispense pourtant depuis deux ans une formation continue sur la justice environnementale, à destination des magistrats en exercice. “Plus on est jeunes, plus on a d’intérêt pour la question environnementale”, note l’avocat Sébastien Mabile, spécialisé en droit pénal de l’environnement, qui est intervenu à l’ENM dans le cadre de ce programme. “Mais se former, c’est se dégager une semaine, aller à Paris, et c’est sur la base du volontariat. Le droit de l’environnement est une matière complexe, qui nécessite des éclairages techniques et scientifiques.”

La climatologue Valérie Masson-Delmotte a également participé à cette formation, pour “présenter les points clés du rapport du Giec [le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, dont elle a coprésidé un groupe de travail] afin de les rendre accessibles”. Elle a échangé avec des magistrats en exercice, des officiers de gendarmerie ou encore des douanes, qui lui ont “beaucoup parlé de ces nouveaux concepts qui peinent à rentrer dans un cadre”.

“En France, on a pensé le droit en fonction des humains et on a des difficultés à penser le droit de la nature, de la biodiversité.”

Valérie Masson-Delmotte, climatologue

à franceinfo

La climatologue voit la justice comme un des domaines qui peuvent contribuer à la lutte contre le dérèglement climatique. “Il y a un décalage net entre les trajectoires [de réduction des émissions de gaz à effet de serre] vers lesquelles on souhaiterait aller” et certains projets menés en France, pointe Valérie Masson-Delmotte. “Ça illustre la nécessité de faire évoluer le droit.”

Un problème “de hiérarchie des valeurs”

Pour Julien Bétaille, maître de conférences en droit de l’environnement à l’université Toulouse Capitole, les magistrats n’étaient “jusqu’à maintenant pas formés [à cette spécialité], pas bons et ça ne les intéressait pas.” “Le droit de l’environnement n’est enseigné qu’en master. Et à l’ENM, ce n’est pas une priorité, puisque les futurs magistrats doivent tout apprendre”, regrette le juriste. “De manière plus large, il y a une question de hiérarchie des valeurs. Ce n’est pas propre à la justice, mais quoi qu’on en dise, les questions environnementales restent secondaires dans l’esprit de tout un chacun.”

Une conscience environnementale s’éveille pourtant, illustrée notamment par la création d’une Association française des magistrats pour la justice environnementale. “On sait que l’environnement est l’un des plus grands enjeux du monde contemporain, on ressent chez les concitoyens une grande attente de justice et on s’est constitués en forme de société savante pour échanger sur nos pratiques”, explique son président Jean-Philippe Rivaud, par ailleurs procureur au parquet général près la cour d’appel de Paris.

Les magistrats de l’association parlent jurisprudence, complexité du droit et tracas du quotidien au sein d’une discussion en ligne qui rassemble plus de 300 membres. La création d’un conseil scientifique au sein de l’association est aussi en projet.

“Le droit de l’environnement est intimement lié à la science. Pour comprendre l’étendue du réchauffement climatique mais aussi une pollution de l’eau, l’infiltration de produits chimiques dans les décharges ou la protection des espèces protégées, on a besoin d’un avis scientifique.”

Jean-Philippe Rivaud, président de l’Association française des magistrats pour la justice environnementale

à franceinfo

Pour Jean-Philippe Rivaud, l’absence de formation des magistrats – “On n’a jamais fait de droit de l’environnement à l’université et on découvre ça sur le terrain” – s’explique également par la complexité de ce droit. C’est ce qu’observe son confrère Michel Sastre, procureur au parquet de Marseille, en charge des pôles spécialisés. De la pollution maritime aux nombreuses infractions dans le parc national des Calanques, en passant par “la camionnette de l’entrepreneur qui bazarde ses cochonneries, ou le trafic de chardonnerets”, il voit passer de tout. Et ce n’est pas toujours simple : “Ce droit s’appuie sur une myriade de codes, il faut chercher de la réglementation partout. Le chemin est encore long, mais il y a une prise de conscience de la société civile, et c’est elle qui nous fait évoluer pour légiférer”, reconnaît-il.

Peu de procès par manque de temps

Pour l’avocat Sébastien Mabile, le droit de l’environnement est un “droit complexe et extrêmement normé”. “Un droit d’ingénieur”, comme il l’appelle, qui se distingue par une réponse pénale très faible. Selon le rapport publié en 2022 par la Cour de cassation, les délits environnementaux ne constituent que 0,5 à 1% des affaires prises en charge par les juridictions pénales. Et quand elles sont traitées, les mesures alternatives (rappels à la loi, ordonnances pénales, amendes…) sont souvent privilégiées par rapport à un procès.

“Tous les quatre matins, les parquets ont de nouvelles priorités. En ce moment, c’est le trafic de drogue, les violences aux personnes, les violences intrafamiliales, donc l’environnement est noyé”, déplore le maître de conférences en droit de l’environnement Julien Bétaille. “Les magistrats du parquet disent qu’ils doivent faire du chiffre, et que s’ils mettent les mains dans un dossier environnemental, ce sont deux ou trois jours qu’ils bloquent, là où ils auraient pu traiter 50 autres dossiers.”

La plupart des procédures se règlent donc avant un procès. “C’est le signe qu’on ne prend pas au sérieux ces comportements, estime Julien Bétaille. Et puis, on perd toutes les vertus du procès, son caractère solennel.” Pour le procureur Michel Sastre, “il n’y a pas assez d’audiences parce qu’il y a tellement de dossiers de droit commun, tellement de détenus, de choses urgentes… On n’a pas encore la capacité de tout juger. Et pourtant, chaque chose a un sens.”

Vers une spécialisation des juges ?

Soulignant un “manque d’ambition globale et de traduction dans les faits des politiques affichées”, la Cour de cassation proposait notamment en 2022 de “réécrire l’ensemble du droit pénal de l’environnement” pour le simplifier, “au vu de l’inflation du nombre d’infractions et de l’éparpillement des textes répressifs dans plusieurs codes”.

Pour d’autres acteurs, ce domaine complexe a besoin d’une spécialisation des juges, comme pour la justice terroriste ou la justice des mineurs. “Pour une vraie justice environnementale efficace, il faut des magistrats spécialisés travaillant à temps plein sur ces dossiers techniques”, explique une magistrate d’une des pôles régionaux spécialisés. Et d’ajouter : “L’impunité des infractions d’atteinte à l’environnement créé une rupture d’égalité des citoyens face à la loi : celui qui est responsable de la pollution d’une usine est moins sévèrement puni que celui qui commet une infraction routière. Le sentiment d’injustice est fort.”

“Il faut structurer les parquets, former et sanctuariser les magistrats dans cette activité, à plein temps, complète le magistrat Jean-Philippe Rivaud. Mais derrière, il faut plus de moyens [pour enquêter], car si on spécialise les gens, qu’on investit dans la formation et que derrière, il n’y a six dossiers par an…”

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