Pourquoi la colonisation du bassin Pacifique a-t-elle été un désastre ?

pourquoi la colonisation du bassin pacifique a-t-elle été un désastre ?

Pourquoi la colonisation du bassin Pacifique a-t-elle été un désastre ?

Ses travaux renouvellent totalement l’état de nos connaissances sur les civilisations du bassin Pacifique. Les fouilles conduites par l’archéologue Christophe Sand, membre de l’unité mixte de recherche « Savoirs, Environnements et Société » en Nouvelle-Calédonie, révèlent en effet que les populations locales, avant la conquête de leurs archipels par les Occidentaux, ont été bien plus importantes que ce que nous pensions. Son dernier livre* met ainsi en lumière que l’effondrement démographique des communautés polynésiennes, micronésiennes et mélanésiennes sur les cinq derniers siècles a été très longtemps sous-estimé. Interview.

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Le Point : Votre ouvrage évoque une hécatombe qu’on peine à mesurer : le fait que plusieurs millions d’hommes et de femmes ont péri dans les îles du Pacifique du fait, entre autres, des maladies introduites par les Européens. Quelle estimation peut-on donner aujourd’hui de cette catastrophe démographique ?

pourquoi la colonisation du bassin pacifique a-t-elle été un désastre ?

À la tête de l’archéologie calédonienne depuis près de quarante ans, Christophe Sand synthétise aujourd’hui ses travaux de recherche dans un livre. © DR

À la tête de l’archéologie calédonienne depuis près de quarante ans, Christophe Sand synthétise aujourd’hui ses travaux de recherche dans un livre. © DR

Christophe Sand : Si les témoins européens du XIXe siècle ont observé partout à travers les îles la baisse des populations océaniennes, les incitant à envisager la disparition définitive de certains groupes insulaires, l’importance de la chute globale consécutive aux contacts occidentaux a été questionnée à partir des années 1960 par des démographes historiques et des anthropologues.

La vision « orthodoxe » de la dépopulation océanienne reste ainsi caractérisée par le présupposé qui veut que l’isolement entre les îles n’ait pas permis une baisse aussi terrible que sur le continent américain. Mon livre souhaite démontrer que ce présupposé est erroné et que la dépopulation globale à travers le Grand Océan entre le XVIe et le milieu du XXe siècle à été a minima proche de 90 %.

Comment parvenez-vous à ce chiffrage ?

Je suis archéologue de métier et, depuis quatre décennies, j’ai eu l’occasion d’étudier l’extraordinaire densité de vestiges de grandes constructions monumentales, de multiples hameaux et d’ensembles agricoles extensifs aujourd’hui abandonnés et enfouis sous les forêts de repousse. Leur présence démontre l’existence passée de populations nombreuses.

Afin de tenter de proposer des estimations pour différentes îles et archipels, j’ai croisé pour mon étude des données archéologiques, les descriptions des premiers navigateurs occidentaux à avoir abordé chaque région, des informations de traditions orales océaniennes, ainsi que les témoignages des missionnaires chrétiens, des aventuriers et colons, des militaires et administrateurs coloniaux. L’objectif a été ? à travers une approche holistique des informations consultées ? d’illustrer la permanence de récits de populations nombreuses lors des « premiers contacts » autant que de leur effondrement au cours des générations qui ont suivi.

Cet effondrement n’a pas uniquement été causé par les épidémies consécutives aux virus et bactéries exogènes introduites, mais a été lié également à des guerres internes.

Vous citez une cinquantaine d’études de cas dans l’ensemble des archipels que vous avez explorés. Y a-t-il eu des zones plus touchées que d’autres ?

L’intérêt d’une étude couvrant l’ensemble des régions du Grand Océan est de permettre d’identifier des processus récurrents, mais également de montrer que chaque archipel est spécifique et a eu une trajectoire liée à des événements historiques propres. Une des conclusions de l’ouvrage est de souligner que, si certaines îles ont probablement perdu plus de 95 % de leur masse démographique, dans d’autres cas, la chute n’a probablement pas dépassé 75 % à 80 %.

Cet effondrement n’a pas uniquement été causé par les épidémies consécutives aux virus et bactéries exogènes introduites, mais a été lié également à des guerres internes provoquées par la désorganisation des structures politiques et symboliques traditionnelles, à des bateaux négriers emportant les jeunes pour travailler au Pérou, en Australie ou ailleurs, aux ravages de l’alcool, etc.

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Inversement, quelles zones ont été relativement épargnées ? Les îles Sous-le-Vent, par exemple ?

Sur les 52 études de cas présentés dans mon livre, seuls huit se situent en dessous de 50 % de dépopulation. Ceux-ci sont tous caractérisés par une absence significative d’informations dans les témoignages et archives que j’ai pu consulter, ce qui rend malheureusement impossible à ce stade une évaluation fiable de l’importance de la perte démographique.

L’archipel des îles Sous-le-Vent, en Polynésie, est un bon exemple. Je n’ai pu calculer, à partir des rares documents que j’ai trouvés, qu’une chute de 35 % à 50 % du nombre d’habitants de ces îles. Cette évaluation basse n’est pas compréhensible quand sont pris en compte les multiples vestiges archéologiques présents dans les vallées abandonnées, mais également le catastrophique effondrement démographique qui s’est produit dans les archipels environnants. L’estimation actuelle est donc pour moi bien plus liée au manque de données historiques qu’à une réalité de faible dépopulation.

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Gravure représentant les peuples océaniens en 1870. © DR

Gravure représentant les peuples océaniens en 1870. © DR

Vous citez ce qui s’apparente à un charnier épidémique à Wallis. Mais sachant que les coutumes locales n’autorisent pas les excavations de corps, comment pouvez-vous étudier le phénomène que vous évoquez ?

Les populations océaniennes ont un grand respect pour leurs ancêtres, ce qui a obligé les archéologues travaillant dans le Pacifique à accepter des protocoles restrictifs pour la fouille de sépultures, qui consistent en particulier à ne pas déplacer les ossements découverts. Les fouilles de cimetières datés des derniers siècles sont donc relativement rares.

Alors que les traditions orales tout autant que les témoignages d’archives indiquent l’existence de grands charniers creusés lors des épidémies pour enterrer les multiples dépouilles, il n’y a que peu d’études de ces sites à ce jour. Lors d’une fouille d’un caveau funéraire sur l’île de Wallis, en Polynésie occidentale, il y a trente-cinq ans, nous avons mis au jour dans les 30 centimètres supérieurs du tertre, une soixantaine de squelettes enterrés pêle-mêle. La découverte de perles en verre bleu d’origine européenne parmi les corps nous a fait conclure que ce niveau était le témoin d’un épisode d’enterrement « de catastrophe » et que cette catastrophe avait dû être une épidémie d’origine exogène.

La dépopulation globale à travers le Grand Océan entre le XVIe et le milieu du XXe siècle a été a minima proche de 90 %.

Que savons-nous de l’origine des populations autochtones avant l’arrivée des premiers voyageurs occidentaux au XVIe siècle ?

Le Pacifique a une histoire extrêmement longue. Les premiers hommes modernes sont arrivés en Nouvelle-Guinée il y a environ 50 000 ans, mais le premier peuplement par des navigateurs polynésiens de Aotearoa, la Nouvelle-Zélande, ne date que du XIIIe siècle. Une vague de peuplement importante, originaire d’Asie du Sud-Est, a permis il y a environ 3 000 ans la découverte de l’ensemble des archipels du Pacifique Sud-Ouest jusqu’à Tonga et Samoa.

Une partie des îles de la Micronésie ont été explorées un millénaire plus tard, mais il a fallu attendre la fin du premier millénaire après J.-C. pour que se fasse, d’ouest en est, l’expansion polynésienne jusqu’à Tahiti, Hawaï et l’île de Pâques. Quelques pirogues ont même fini par toucher les côtes de l’Amérique du Sud et en ont rapporté la patate douce.

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Que nous disent les fouilles archéologiques réalisées à travers la région sur ces civilisations ?

Que les groupes insulaires océaniens ont, au cours du temps, façonné leurs espaces nécessairement restreints, au mieux des ressources disponibles. On ne vivait pas de la même manière sur un petit atoll de quelques kilomètres carrés et dans une grande vallée de plusieurs dizaines de kilomètres de profondeur. Au fil du temps, de nombreuses sociétés ont intensifié leur utilisation de l’espace de façon remarquable, dans un processus civilisationnel qui a vu émerger des organisations politiques complexes, atteignant parfois la forme de proto-États. Ces chefferies entretenaient des relations à longue distance entre archipels éloignés.

Le Pacifique renferme sous les forêts, dans les vallées et les bords de mer abandonnés, des vestiges monumentaux spectaculaires.

Où se trouvent les sites les plus intéressants, de votre point de vue ?

Sans évoquer le cas emblématique de Rapa Nui (l’île de Pâques), le Pacifique renferme sous les forêts, dans les vallées et les bords de mer abandonnés des vestiges monumentaux spectaculaires. On peut citer les sites religieux des îles Marquises, les fortifications de Fidji et de la Polynésie occidentale, les mégalithes du Vanuatu et des îles Salomon. L’utilisation de plus en plus régulière de la technique du LiDAR, qui permet de cartographier les vestiges enfouis sous le couvert végétal, commence à faire apparaître de façon magistrale l’étonnante densité de ce riche patrimoine archéologique océanien.

Mon site favori est la « ville mégalithique » de Nan Madol en Micronésie, construite sur une lagune. L’aménagement d’une centaine de plateformes artificielles a été réalisé entièrement à main d’homme, en déplaçant certains matériaux sur des dizaines de kilomètres. Certaines plateformes portent des murs pouvant dépasser 8 mètres de hauteur, eux-mêmes construits avec des blocs de basalte prismatique pouvant peser individuellement jusqu’à 50 tonnes.

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Cela fait quarante ans que vous explorez cette zone immense qui couvre, rappelons-le, un tiers de la planète. Quels enseignements tirez-vous des découvertes que vous avez faites sur place ?

Pendant quatre décennies, j’ai eu la chance de parcourir les îles du Pacifique en étudiant des sites dont l’occupation ancienne avait souvent laissé place à un désert humain contemporain. Comprendre le processus de dépeuplement océanien à la suite des contacts européens et sa magnitude permet de prendre la mesure de l’effondrement civilisationnel qu’ont subi les habitants des îles au cours des derniers siècles. Le traumatisme qui en a découlé continue à entraver les peuples du Pacifique dans leur construction d’un futur serein.

Raconter l’ampleur de la dépopulation océanienne, est ? je l’espère ? une façon d’aider à soigner cette blessure, afin que les générations futures puissent faire le deuil de cet épisode traumatique de l’histoire du Grand Océan.

pourquoi la colonisation du bassin pacifique a-t-elle été un désastre ?

La dépopulation des peuples du Pacifique à la suite des premiers contacts avec les navigateurs occidentaux a été ? à de rares exceptions près ? minimisée depuis plus d’un demi-siècle. Les données archéologiques, les premiers écrits européens et les traditions orales attestent pourtant de cette hécatombe. Christophe Sand s’est attelé à rassembler un ensemble considérable de témoignages de l’époque des grandes expéditions, de récits d’aventuriers, d’archives missionnaires et coloniales pour rendre compte de cet effondrement démographique. © DR

La dépopulation des peuples du Pacifique à la suite des premiers contacts avec les navigateurs occidentaux a été ? à de rares exceptions près ? minimisée depuis plus d’un demi-siècle. Les données archéologiques, les premiers écrits européens et les traditions orales attestent pourtant de cette hécatombe. Christophe Sand s’est attelé à rassembler un ensemble considérable de témoignages de l’époque des grandes expéditions, de récits d’aventuriers, d’archives missionnaires et coloniales pour rendre compte de cet effondrement démographique. © DR

*Hécatombe océanienne. Histoire de la dépopulation du Pacifique et ses conséquences XVIe-XXe siècle de Christophe Sand, aux éditions Au vent des îles, 374 pages, 33 ?.

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