Sebastian Roché : « Le RN voit dans les policiers des militants pour sa cause et non les agents d’une administration impartiale »
Sebastian Roché : « Le RN voit dans les policiers des militants pour sa cause et non les agents d’une administration impartiale »
Toutes les nations ont des forces de l’ordre, le plus souvent armées, disposant de pouvoirs de limitation des droits des citoyens. Leur caractère plus ou moins démocratique dépend à la fois du type d’ordres qu’elles reçoivent de leurs gouvernements respectifs et des lois qui encadrent l’action de leurs agents. Et sur ces deux aspects, notre police est particulièrement exposée au risque d’une orientation illibérale. Là où nombre de pays ont choisi de multiplier les niveaux de commandement – aux Etats-Unis, on compte 18 000 agences de police, en Allemagne 16 Länder et autant de ministres de l’Intérieur, au Royaume-Uni, 43 forces –, la France, elle, a choisi une architecture ultracentralisée.
Celle-ci mettrait directement à la main d’un ministre de l’Intérieur à tendance autoritaire plus de 250 000 agents via deux lignes hiérarchiques ultracentralisées qui aboutissent localement, d’un côté, au préfet et, de l’autre, au commissaire-colonel et diverses forces spéciales d’intervention comme le GIPN ou la « super » CRS 8 [unité volante spécialisée dans les violences urbaines, NDLR]. De plus, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, les préfets feraient pression sur les maires, pour guider l’action des polices municipales.
Or, par tradition, nos directeurs généraux de polices tendent à concevoir leur loyauté républicaine avant tout comme une obéissance totale à l’exécutif – sans l’indispensable autonomie opérationnelle qui est nécessaire dans la mise en œuvre des instructions pour garantir l’équilibre subtil entre droits et libertés propre aux démocraties. De sorte que, sans frein de leur hiérarchie, la large proportion des forces de l’ordre votant à l’extrême droite aurait sans doute peu de réticence à exécuter des ordres même contraires à la loi. Et, ils pourraient prendre un ascendant sur leurs collègues comme l’ont montré plusieurs études sur la contamination des rangs policiers par les comportements des plus violents.
Permis de tir à volonté
D’ailleurs, le Rassemblement national (RN) voit en eux des militants pour sa cause et non les agents d’une administration impartiale. Sur l’une de ses affiches de campagne, diffusée sur le réseau social X, on voit ainsi un gendarme en uniforme de dos qui dit : « Le 9 juin, je vote pour la liste de Jordan Bardella ». Ce parti en a déjà recruté deux figures : Matthieu Valet, dont la compatibilité lepéniste ne faisait pas vraiment de doute, bien qu’il fut porte-parole d’un syndicat policier « apolitique », et l’ex-directeur de Frontex, Fabrice Leggeri, remercié pour « s’être démontré déloyal vis-à-vis de l’Union européenne », son employeur.
Pendant les européennes, Jordan Bardella n’a rien précisé de ses priorités en la matière, un flou pour le moins surprenant s’agissant d’une question si centrale dans sa doctrine. Mais comme sur les autres sujets, le RN est techniquement faible, même si en 2022 Marine Le Pen proclamait vouloir faire de la sécurité « partout et pour tous une priorité du quinquennat ». Elle n’avançait pour cela qu’une mesure emblématique, déjà présente dans son programme de 2012 et 2017, et dans celui de Jean-Marie Le Pen en 2007 : l’instauration d’une « présomption de légitime défense », propre aux policiers et gendarmes.
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On peut sans peine imaginer l’effet d’un tel blanc-seing. Déjà, la loi votée en 2017, à l’initiative de Bernard Cazeneuve, durant la présidence Hollande, les autorisant à faire feu sur une personne en fuite en l’absence de menace directe, a entraîné la multiplication par cinq des tirs mortels lors de contrôles routiers. Policiers et gendarmes se trouveraient cette fois de facto à l’abri de toute poursuite légale à leur encontre. Déjà difficiles à mettre en œuvre, celles-ci deviendraient impossibles, la charge de la preuve d’une quelconque illégalité incombant désormais à la justice.
Ce sera silence, on tire ! – en violation d’un principe fondamental qui est à la base de notre droit pénal : toute personne, tout agent est comptable de ses actes. Il est vrai que l’Etat de droit ne semble guère préoccuper Marine Le Pen. Celle-ci a déjà indiqué que pour instituer sa « préférence nationale », contraire à notre Constitution, elle passerait outre les décisions du Conseil constitutionnel par référendum ou encore qu’elle recruterait des magistrats hors concours pour mettre en place une justice plus répressive.
Rabotage des libertés
Les conséquences d’un pouvoir RN à l’Intérieur sont difficiles à imaginer dans toute leur extension, mais gare à ceux qui entendraient manifester ou protester d’une façon ou d’une autre. La doctrine « la police contre la rue »,pour reprendre le titre de notre ouvrage avec Français Rabaté, déjà élaborée par Emmanuel Macron et ses ministres à coups de rabotage des libertés (absence de port du numéro d’identification, « nasses » pour encercler les manifestants, verbalisation et détention arbitraire, surveillance par drone, tirs à la grenade ou au LBD) passerait à la vitesse très supérieure. Et ce 13 juin, à Bordeaux, la police verbalisait déjà les journalistes couvrant les manifestations anti-RN.
Les rodomontades de l’extrême droite sur les bienfaits de la « fermeté » policière sont incantatoires. Les études spécialisées ont montré que les raids à haute visibilité, toutes sirènes hurlantes, n’ont ni prise sur le trafic de drogue, ni sur la délinquance ordinaire ou très peu. Quant aux contrôles d’identité, ils n’ont aucune efficacité pour faire diminuer de la délinquance ni à Londres, ni à New York. En revanche, ciblant de façon systémique les jeunes « des quartiers » ou « racisés » – une pratique endémique en France, relevée de Lille à Marseille, et de Strasbourg à Nantes en passant par Lyon – ils produisent un effet déjà désastreux.
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La citoyenneté n’est pas qu’une question juridique, c’est aussi une expérience pratique : les adolescents ainsi humiliés, traités comme des citoyens de seconde zone comprennent qu’ils ne peuvent trouver de place dans la Nation, ni faire confiance à nos institutions. Cela les pousse à se détourner des mécanismes démocratiques – au premier rang desquels le vote. Et qui a oublié que les syndicats Alliance et Unsa-Police ont qualifié de « nuisibles » ceux qui ont laissé exploser leur colère après la mort de Nahel ?
«Â Sécurité pour tous », vraiment, qu’un permis de tirer à volonté pour des policiers dont les cibles sont déjà le plus souvent des Français noirs ou arabes ? Sûrement pas. La violence policière, tirs mortels en tête, engendre des émeutes, et parfois même des révoltes nationales qui déchirent le pays et coûtent des centaines de millions d’euros. Elle ferait des ravages, poussée à son paroxysme par des messages inflammatoires sur la préférence nationale, la stigmatisation des « Français de papier », sans même qu’il y ait besoin d’instructions. Des forces de l’ordre sans garde-fou mettraient le feu à notre pays, et par effet de contagion donnerait à tous les racistes un encouragement à la violence. Une police brutale et injuste ne peut contribuer à la paix sociale. Uniquement à son contraire.
BIO EXPRESS
Directeur de recherche au CNRS, Sebastian Roché est l’auteur, entre autres, de « la Nation inachevée. La jeunesse face à la police et l’école » (Grasset, 2022) et coauteur de « la Police contre la rue » (Grasset, 2023).