Sauver les herbiers de posidonie pour lutter contre le réchauffement climatique
Sauver les herbiers de posidonie pour lutter contre le réchauffement climatique
La mer est agitée, ce jour de mai, et la nuée de yachts s’est réfugiée près de l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. En cette fin de Festival, de nombreux bateaux apparaissent en arrière-plan des selfies de stars. A bord du « Vésubie », l’une des vedettes côtières de surveillance maritime (VCSM) de Nice, l’adjudant-chef Fabrice Chevalier et cinq gendarmes sillonnent ce décor de carte postale. Notre homme scrute une carte sur son écran. Un trait jaune fluo, qui suit les reliefs côtiers, indique les zones où les bateaux de 24 mètres et plus ont interdiction de jeter l’ancre, par arrêté préfectoral. Il pointe un triangle vert immobile, derrière le cap de la Croisette. D’un clic, il obtient le nom du yacht, géolocalisé grâce à son émetteur-récepteur, ainsi que son pavillon et sa longueur.
Un écosystème menacé de destruction
«Â Celui-là fait 53 mètres, mais il est à la limite de la zone », observe-t-il. La douzaine de yachts en mouillage ce jour-là est en règle. « Avant l’arrêté de 2019, les plaisanciers mouillaient où ils voulaient, se remémore l’adjudant-chef, en traversant le lagon séparant les îles de Lérins. On se retrouvait ici avec des bateaux de 40 ou 50 mètres… » Or, il y a sous l’eau un écosystème précieux, menacé de destruction, qui suscite une attention grandissante : les herbiers de posidonie.
Ces plantes endémiques du littoral méditerranéen, visibles des nageurs quand l’eau est cristalline, font l’objet depuis quelques années d’une vaste mobilisation pour leur protection. Car les posidonies ont tout pour plaire : véritables « nurseries » pour les poissons, qui se réfugient dans leurs longues feuilles, ces immenses prairies stabilisent les fonds, atténuent la houle et produisent une grande quantité d’oxygène.
Enfin, grâce à la photosynthèse, elles absorbent du CO2 dans l’atmosphère et le stockent, contribuant ainsi à la lutte contre le réchauffement climatique. Un atout majeur dont les humains n’ont jamais eu autant besoin. Sur tout le pourtour méditerranéen, elles capturent en moyenne 10 millions de tonnes d’équivalent CO2 chaque année.
L'adjudant-chef et commandant du « Vésubie » Fabrice Chevalier consulte son système GPS, avant une opération de contrôle des navires en baie de Cannes, le 21 mai 2024. (LEONOR LUMINEAU POUR « LE NOUVEL OBS ») Depuis 2020, les bateaux de plus de 24 mètres ont interdiction de mouiller dans certaines zones afin de protéger les herbiers de posidonie. La gendarmerie maritime veille au grain, comme ici dans la baie de Cannes. (LEONOR LUMINEAU POUR « LE NOUVEL OBS »)
«Â C’est l’un des écosystèmes qui fixent et séquestrent le plus de carbone à l’hectare au monde, davantage même que la forêt amazonienne. C’est extraordinaire ! » s’émerveille le professeur de biologie marine Gérard Pergent. Entre chercheurs, les posidonies ont gagné leur surnom : « éponges à carbone ».
10 % des herbiers disparus depuis un siècle
Ces herbiers n’ont pas toujours suscité une telle attention. Il a fallu que des scientifiques sonnent l’alerte au cours des années 2010, inquiets de les voir régresser ; 10 % des herbiers ont en effet disparu depuis un siècle sur le littoral français, et jusqu’à 30 % à l’échelle du bassin méditerranéen.
En cause : l’aménagement côtier, la pollution, le chalutage de fond et… l’explosion de la grande plaisance. Les lourdes ancres des bateaux lacèrent les fonds sur la Côte d’Azur. « C’est comme si un millionnaire détruisait des hectares de forêt pour garer son camping-car de luxe », formule Pierre Descamp, cofondateur d’Andromède Océanologie, bureau d’études spécialisé.
Ces ravages sont documentés en 2018 lorsque le photographe Laurent Ballesta réalise une vidéo choc, destinée à sensibiliser élus et acteurs de la mer. En une poignée de secondes, on voit un yacht lever l’ancre, creusant de longs sillons et s’éloignant dans un sillage de feuilles déchirées.
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Quand on connaît la croissance extrêmement lente de la plante – quelques centimètres par an –, le dommage apparaît pour ce qu’il est : effroyable. De véritables cicatrices béantes : « Sur ces tranchées, l’herbier ne pourra sans doute pas repousser », déplore Patrick Astruch, ingénieur de recherche au GIS Posidonie, basé à Marseille.
Plusieurs arrêtés interdisant le mouillage
L’alerte est entendue. En quelques années, les acteurs institutionnels et judiciaires s’emparent du sujet. A partir de 2020, le préfet maritime de la Méditerranée signe plusieurs arrêtés interdisant le mouillage des bateaux de grande plaisance dans le Var, les Alpes-Maritimes et la Corse.
«Â On s’est d’abord attaché à faire de la prévention et de la formation : on ne verbalisait pas systématiquement, sauf les récalcitrants, explique le préfet maritime, Gilles Boidevezi. Aujourd’hui, on considère que la réglementation est connue. » Les amendes tombent, d’un montant moyen de 1 800 euros. 933 suspicions d’infraction au mouillage ont été reportées par les sémaphores en 2023, pour 115 procès-verbaux dressés. Depuis le début de cette année, la préfecture a recensé 46 alertes, pour quatre PV établis.
Comment l’hypothèse Gaïa, qui compare la Terre à un organisme vivant, a changé notre regard sur la planète et l’écologie
Dans les cas les plus lourds, dont les récidives, des condamnations sont prononcées. En octobre 2023, le capitaine du « Take off », un yacht de 26 mètres, a été condamné à 20 000 euros d’amende par le tribunal maritime de Marseille pour avoir mouillé à trois reprises dans les herbiers entre Cannes et Saint-Tropez. Le 24 mai, une skippeuse française comparaissait pour avoir plongé son ancre vingt-quatre heures durant dans la sublime anse de la Scaletta, au large du cap Ferrat, une zone Natura 2000 dont les fonds sont déjà très endommagés. Elle a fait appel.
Une autre décision, très attendue, doit être rendue le 28 juin. Devant le tribunal maritime de Marseille, des associations environnementales demandent réparation à quatre capitaines déjà condamnés pour les dommages causés. Les sommes réclamées au civil – plus de 200 000 euros pour celui du « Take off » – sont, selon elles, à la hauteur du « préjudice écologique ».
Des jardiniers-plongeurs replantent dans les zones dégradées
Etudes scientifiques à l’appui, leur calcul tient compte des « services écosystémiques » rendus par les plantes à la société (en stockant le carbone, en oxygénant l’eau…), ce qui permet de prendre conscience de leur valeur. « On espère créer de la jurisprudence : ce serait une étape supplémentaire dans la protection des posidonies », explique Oriane Villeneuve, juriste à France Nature Environnement (FNE), qui porte la demande aux côtés de la Ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO). L’argent obtenu servirait à financer des actions concrètes, comme des opérations de surveillance ou des programmes de restauration des herbiers.
Car c’est l’autre voie explorée depuis 2019 : des jardiniers-plongeurs replantent de la posidonie dans les zones dégradées par les mouillages. Des milliers de faisceaux de feuilles ont ainsi été récoltés sur site et repiqués par les scientifiques d’Andromède Océanologie à Antibes, à Golfe-Juan et à Beaulieu-sur-Mer, dans le cadre du programme Repic – avec un taux de survie de plus de 80 %, selon le bureau d’études.
Une entreprise longue et très coûteuse, qui a d’abord divisé la communauté scientifique, certains craignant que la restauration ne constitue un blanc-seing à l’aménagement côtier. La restauration est plutôt un coup de pouce : « On ne va pas replanter tous les herbiers détruits, mais mettre au point des techniques qui nous permettent de le faire dans certains secteurs », nuance le professeur Gérard Pergent.
En Corse, dans le golfe de Sant’Amanza, quatre équipes internationales testent depuis 2021 différentes méthodes de restauration pour en comparer l’efficacité. Les premiers résultats sont encourageants : « On a 90 % de survie. On observe des plantations augmenter en densité ou se multiplier comme des fraisiers, relève Gérard Pergent. Mais c’est lent et ça ne fait pas de miracles. »
Le 29 juin 2022, dans la baie de Sant'Amanza, un plongeur de l’équipe scientifique du Pr Pergent contrôle la repousse des petits brins de posidonie replantés en étoile sur un site expérimental situé au fond de la baie de Sant’Amanza, une site prisé des grands yachts et où les herbiers de posidonie ont été très abîmés. (LEONOR LUMINEAU POUR « LE NOUVEL OBS »)
Comme souvent en matière d’écologie, la meilleure solution est la plus simple : redoubler d’efforts pour conserver les écosystèmes en l’état. Les regards se portent donc désormais sur les embarcations de plus petite taille. « Le but, c’est d’avoir une interdiction de mouillage pour l’ensemble des bateaux », confirme le préfet maritime.
Des solutions alternatives et une sensibilisation de la population
En attendant, des solutions alternatives voient le jour. Autour des îles de Lérins, quatre bouées d’amarrage, payantes pour les plaisanciers, ont été installées par la municipalité de Cannes en 2020. Sur la côte, une cinquantaine de zones de mouillage et d’équipements légers (Zmel) ont été créées, et une trentaine sont en projet.
Autour, interdiction à tous de plonger une ancre. Là encore, la solution ne fait pas l’unanimité. « Nous ne sommes pas favorables à une multiplication des équipements, qui restent des aménagements supplémentaires », tempère Annelise Muller, chargée de mission eau et mer à FNE Provence-Alpes-Côtes-d’Azur.
Un nouveau virus jamais identifié émerge des abysses
S’assurer de la conservation des herbiers passe aussi par la sensibilisation de la population. Ce mercredi 22 mai, à Marseille, les élèves du lycée agricole des Calanques, emmenés par l’association Septentrion Environnement, plongent dans le Parc national des Calanques, au-dessus d’un herbier. Ils doivent repérer d’éventuelles cicatrices d’ancre, la présence de poissons, mesurer la densité des plantes…
«Ã‚ C’est un herbier qui a souffert à cause du rejet des eaux usées de la ville dans la calanque de Cortiou », explique l’ingénieur Patrick Astruch, à l’origine de cette sortie. Il constate, dans certains secteurs, un début de recolonisation des prairies : « L’herbier reprend sa place depuis les efforts d’amélioration d’assainissement. »
Les données recueillies par les lycéens permettront d’établir un premier diagnostic de son état. « C’est vraiment le poumon de la Méditerranée, s’enthousiasme Clara, 16 ans, future biologiste marine. De plus en plus de personnes sont sensibilisées à la présence des herbiers de posidonie, mais elles ne savent pas encore à quel point c’est important pour la mer. Et aussi pour l’humain. »
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