Manifestations contre l’extrême droite : dans le cortège parisien, on marche pour un «vote de survie»
La jeunesse emmerde-t-elle toujours le Front national ? C’est en tout cas ce que veulent croire les lycéens et étudiants croisés dans le cortège de la manifestation contre l’extrême droite, qui a réuni ce samedi à Paris 75 000 personnes selon la police, 250 000 selon la CGT. Pour Hania Hamidi, secrétaire générale du syndicat étudiant Unef, «la jeunesse aujourd’hui n’est pas fasciste». Depuis dimanche, «les étudiants se mobilisent et descendent tous les soirs dans la rue partout en France». Avisant les pancartes «Moi j’emmerde toujours le Front national et vous devriez faire pareil» portées par un groupe de jeunes filles, une sexagénaire s’adresse, admirative, à son amie : «Elles sont bien, hein, ces petites jeunes !»
Drapeau LGBT+ noué autour du cou, Lucie, 23 ans, milite depuis un peu moins d’un an avec l’association féministe Nous Toutes. «Si le RN gouverne, qu’est-ce qu’il va se passer pour les personnes racisées, les migrants, les personnes trans ? Ça fait un peu peur. Il y a aussi un péril pour tous les militants et militantes qui se mobilisent pour le droit des minorités.» Cette employée d’une banque de développement fait le même constat pour les combats féministes : «Ça va être la merde pour une bonne partie de la population.» Juste à côté, le speaker du cortège de l’association SOS Racisme fait chanter le slogan antifasciste italien : «Siamo tutti antifascisti.» «C’est pas les immigrés, c’est pas les femmes voilées, c’est le racisme qui ruine la société», crie, comme en écho, un manifestant de l’imposant cortège LGBT+, au mégaphone. Camille, 27 ans, personne non binaire, dit sa crainte. «On a tous très peur que si le RN passe nos droits soient amoindris, explique-t-iel. On se demande si on va encore pouvoir avoir accès aux transitions et au changement de prénom.» Camille, data-analyste dans une start-up, a alerté cette semaine ses collègues sur ce danger : «On est nombreux à avoir très peur pour notre sécurité quotidienne. Pour les personnes trans, LGBT ou les personnes racisées, ce sera un vote de survie les 30 juin et 7 juillet.»
«Mélenchon ne nous facilite pas la tâche»
Habitué des mobilisations sociales – il a notamment pris fait et cause pour les gilets jaunes, avec qui il a échangé à de nombreuses reprises sur des ronds-points –, l’acteur et musicien Yvan Le Bolloc’h est aussi présent. «Les gens sont tellement à bout, on leur a tellement chié sur la gueule que c’est difficile de voir une éclaircie, quand tes droits sont niés, quand tu n’as pas une maternité à moins d’une heure et demie de chez toi… Ça provoque une grande confusion, on a du boulot, et il est urgent, quand on voit que même en Bretagne, l’extrême droite perce, c’est à pleurer… Tout ça est renforcé par les chaînes d’infos qui invitent des représentants de l’extrême droite en permanence, dont les éditorialistes sont tous de droite», soupire-t-il, avant de s’interrompre un instant pour serrer tantôt la main du réalisateur Costa Gavras, qui observe le cortège défiler depuis le trottoir, tantôt celle d’Olivier Besancenot (NPA). «Hier, je me suis couché avec un moral de vainqueur, ce matin, en voyant les décisions de Mélenchon, que j’ai pourtant soutenu tant que j’ai pu, j’ai mal aux dents. Il ne nous facilite pas la tâche. Je suis inquiet.»
Dans la marche entre les places de la République et Nation, ce samedi.
Plus tôt dans la journée, deux heures avant le début officiel de la manifestation, les cinq syndicats, entourés d’associations, étaient déjà là, rassemblés derrière la même banderole autour d’un mot d’ordre commun : faire barrage à l’extrême droite après la dissolution de l’Assemblée nationale. «Voter Rassemblement national, c’est voter contre ses propres droits», alerte Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT. «Quand ils expliquent qu’il faut baisser les cotisations pour augmenter les salaires, derrière, la protection sociale diminue.» A quelques coudées de là, Sophie Binet (CGT) abonde : le RN est une «imposture sociale». Elle appelle à un «raz-de-marée populaire» dans la rue. La patronne de la CGT entend faire front : «Nous ne mettrons jamais de signe égal entre extrême droite et une autre force politique.»
A quelques minutes du départ officiel, place de la République, une courte averse agite la foule de plus en plus compacte. Les parapluies commencent à s’ouvrir dans le cortège, sur lequel une fine bruine commence à tomber. «La météo est vraiment de droite», lance un jeune homme. Sur un banc, Annick, 76 ans, et sa fille Amélie, 47 ans, ironisent aussi : «C’est peut-être à cause de ce mois de juin pluvieux que les gens votent Rassemblement national.» Amélie est venue exprès du Mans grossir les rangs parisiens pour «pousser à l’union». Catholique de gauche, elle explique avoir eu maille à partir dans sa ville avec une commerçante qui «tenait des propos racistes et antigauche» contre un homme à la rue. «Pour moi, catholique, de gauche, être française c’est faire vivre la fraternité», explique-t-elle. Annick, elle, n’est presque jamais descendue dans la rue pour protester. Mais la crainte de voir arriver le RN au pouvoir l’a poussée à sauter le pas : «Je suis là pour le respect des personnes, pour garder l’Europe, pour les migrants, leur donner une chance, et les accompagner pour s’intégrer.» Un peu plus loin, Megan, 32 ans, est venue avec un collectif de solidarité kanaky. La jeune femme craint que l’arrivée du RN remette sur la table l’élargissement du corps électoral en Nouvelle-Calédonie, suspendu depuis la dissolution de l’Assemblée nationale. «On a toujours cette arme pointée sur notre tempe», s’inquiète-t-elle.
Des dizaines de personnes prennent en photo ce drapeau brodé à partir de tissus bleu, blanc, rouge, de plusieurs pays du monde, au niveau de la place de la Bastille.
Un drapeau français attire l’attention de nombreux manifestants. Brodé à partir de tissus bleu, blanc, rouge, de plusieurs pays du monde, il supporte un message : «La France est tissu de migrations.» Des dizaines de personnes le prennent en photo, au niveau de la place de la Bastille. «C’est un collectif qu’on a créé il y a cinq ans pour venir en aide aux migrants. Aujourd’hui on est unis avec tous les pays où les extrêmes montent», explique l’une des membres, qui ne souhaite pas que son prénom soit mentionné. «C’est un collectif», insiste-t-elle, en ajoutant qu’un appel «aux couturières» a été lancé pour reproduire ce drapeau partout en France.
Le temps est toujours menaçant. Mais rien néanmoins qui entame pour l’heure la motivation des manifestants, venus en nombre avec des pancartes : «Très fâchée mais jamais facho, votez Front populaire», «La force de la culture contre la culture de la force», «Bolloré on t’emmerde», «Houston, on a une solution : Front populaire», «Il fait sombre au pays des Lumières», «On s’engueulera plus tard», «pas de fachos dans nos quartiers pas de quartier pour les fachos», «Le bruit des bottes avec des crottes», «Vous ne passerez pas» (orné d’un dessin d’étron), «voter RN ça sert aryen». Quelques drapeaux palestiniens sont également brandis çà et là. Près du camion de la CFDT, les vieux hits de Queen et Michael Jackson s’enchaînent, rythmés par des «No pasarán» ou encore «Dégage Bardella». Chez Attac, c’est plutôt Beyoncé et son célèbre Run the World (Girls), devenu ces dernières années presque aussi classique dans les manifestations que Bella Ciao, qui ont été choisis pour ambiancer les troupes.
Sur la place de la Nation, ce samedi.
Sur le pavé, l’ambiance est bon enfant. Hugo et Jessica, Parisiens de 35 ans, défilent avec leur petite Eva, 1 an, dans le porte-bébé, après avoir un brin hésité en raison des images de violences lors des précédentes mobilisations sociales. «Ce n’est pas sa première manif», sourit Jessica, qui a déjà emmené Eva marcher pour la Palestine. «On n’a pas hésité longtemps, c’est plutôt sa grand-mère qui était inquiète», dit Hugo. En 2002, il avait une dizaine d’années quand Jean-Marie Le Pen avait accédé au second tour de la présidentielle. Lui-même était alors allé manifester avec ses parents : «Ma mère avait un tee-shirt “Le Pen t’es foutu, maman est dans la rue !”» Quand le couple est arrivé ce samedi place de la République, il a tout de même été rassuré de voir de nombreuses autres familles. Même idée chez Thomas, 41 ans, venu d’Ivry avec ses deux enfants de 10 et 6 ans : «Moi j’allais en manifestation quand j’étais enfant… Forcément on hésite un peu mais le cortège aujourd’hui est assez familial, c’est chouette !»
«Il faut que la manifestation reste calme»
En tête de cortège, les antifas sont bien là. Sur les trottoirs, des manifestants plus ou moins jeunes les observent, certains avec attentisme, d’autres en reprenant volontiers en chœur leurs slogans contre l’extrême droite. Au souffle du vent, l’atmosphère se tend un instant, lorsque des manifestants sortent du cortège antifa pour casser des vitrines de magasins. La pluie recommence à tomber quand deux bruits d’explosions tonnent au croisement de la rue du Chemin-Vert où se trouvent les forces de l’ordre. Des manifestants agacés par la tournure des événements huent un instant les casseurs. Certains rebroussent chemin vers une partie plus sûre du cortège. «Il faut que la manifestation reste calme», explique un homme à un groupe de jeunes, installés sur le côté pour regarder. Le calme revient, en effet, rapidement. A 17 h 30, quatre personnes avaient été interpellées par les forces de l’ordre, selon la préfecture de police. Le cortège reprend sa progression vers la place de la Bastille avant de s’engouffrer avenue Daumesnil, direction Nation. Plusieurs centaines de mètres séparent les forces de l’ordre des antifas. Au milieu, un couple, poussette à la main et gamin dans les bras, s’arrête un instant pour prendre un selfie.