L'Ukraine a-t-elle bombardé une plage en Crimée avec un missile à sous-munitions?
Plusieurs vidéos publiées sur les réseaux sociaux le 23 juin 2024 prétendent montrer une frappe délibérée de l'armée ukrainienne sur une plage bondée de civils avec un missile à sous-munitions. Le missile a probablement été intercepté par la défense antiaérienne russe.
Le 23 juin dernier une attaque de missile aurait tué 4 personnes et fait une centaine de blessés civils sur une plage en Crimée, Moscou pointant "la responsabilité" de l'Ukraine. Des comptes pro-russes dénoncent un bombardement délibéré par une arme à sous-munitions. L'explosion du missile au-dessus de la plage a probablement été causée par son interception par la défense anti-aérienne russe, estiment les experts.
La vérification en bref
- Le 23 juin dernier, prétendent plusieurs comptes pro-russes, l'Ukraine aurait délibérément bombardé une plage en Crimée avec un missile à sous-munitions dans une attaque qui aurait fait quatre morts et une centaine de blessés selon la Russie
- L'analyse des images de la frappe et la proximité de la plage avec un aéroport militaire montrent que l'explosion du missile est probablement due à son interception par la défense anti-aérienne russe, estiment les experts interrogés par notre rédaction.
La vérification en détail
Une attaque perpétrée pour tuer "autant de civils que possible" ? Selon plusieurs publications sur X, notamment une publication par le commentateur irlandais pro-russe Chay Bowes vue plus de 1,5 million de fois depuis le 23 juin, et diffusées également sur Facebook, les forces armées ukrainiennes auraient attaqué une plage bondée de vacanciers en utilisant un missile à sous-munitions. Moscou, qui rend responsable l'Ukraine "d'une frappe de missiles délibérée" a annoncé que l'attaque aurait fait 4 morts et une centaine de blessés civils.
Dans son communiqué, la Russie dénonce l'utilisation dans la frappe de missiles américains ATACMS. Déjà employé par l'Ukraine au mois d'octobre 2023, une nouvelle livraison de missiles ATACMS (pour Army TACtical Missile System) a eu lieu ce mois d'avril dans la cadre de l'aide en matériel fournie par Washington. D'une portée de 300 km, les missiles ATACMS peuvent être lancés par des lance-roquettes multiples HIMARS et sont produits par Lockheed Martin. Et ces missiles peuvent effectivement être équipés d'une ogive contenant des sous-munitions.
Une première vidéo de la frappe a été partagée dès le 23 juin. Si cette vidéo ne montre pas grand chose à part la panique des vacanciers pendant le bombardement, on y entend une série d'explosions rapprochées. "Un bruit cohérent avec ce que vous pouvez attendre de [l'explosion] de sous-munitions", explique à notre rédaction Trevor Ball, ancien technicien de l'armée américaine chargé de la neutralisation des explosifs et munitions. On entend également ce bruit d'explosion caractéristique des sous-munitions dans une vidéo d'une caméra de surveillance d'un restaurant situé non loin de la frappe filmée le jour de la frappe et publiée le 25 juin.
Une probable interception par la défense antiaérienne russe
Pour autant, si l'explosion d'un missile ATACMS contenant des sous-munitions est plausible, d'autres images viennent mettre à mal l'accusation d'un bombardement délibéré de la part de l'armée ukrainienne.
Le 25 juin, une deuxième vidéo de la frappe est diffusée sur Telegram et le réseau X. Elle permet de voir l'explosion du missile dans son ensemble et la pluie de sous-munitions qui l'accompagne. On constate d'abord que la plupart des sous-munitions tombent dans la mer sans exploser et de manière dispersée. Et on relève seulement deux explosions sur la plage.
Pour Trevor Ball c'est la preuve que le missile a été "intercepté", c'est-à-dire abattu par la défense anti aérienne russe. "La dispersion [des sous-munitions] est différente de ce qu'on attendrait d'un missile ATACMS fonctionnant correctement", explique le spécialiste.
"Si un missile ATACMS est correctement employé, vous verriez de 300 à 950 sous-munitions M74 exploser, et c'est évidemment pas ce que nous voyons", ajoute Fabian Hoffman, spécialiste des questions de défense à l'université d'Oslo. Dans une dispersion normale, "il y aurait eu un espace d'environ 5 à 10 m entre les explosions et la répartition serait assez uniforme", pointe le chercheur.
Lorsqu'une frappe à sous munitions se déroule correctement, les bombes sont libérées lors de la descente du missile et s'activent pendant leur chute en tournant sur elles-mêmes. Or "si le missile est intercepté, le mouvement de rotation [ qui arme les bombes] ne se produit pas comme prévu. Ce qui expliquent pourquoi certaines bombes n'ont pas explosé."
Une plage située à moins de 4 km d'une base militaire
Enfin, il apparaît que le plage visée par la frappe est située à à peine 3.8 km de l'aéroport de Belbek, un site qui abrite une base militaire où sont stationnés des avions de chasse russes comme le montrent des photos satellites prises en juillet 2023, ce qui accrédite la thèse d'un objectif initialement militaire de la frappe ukrainienne.
L'aéroport en lui-même a été protégé par des batteries de missiles de défense antiaérienne S-400 comme l'ont constaté des analystes en sources ouvertes sur X. On aperçoit les lanceurs sur une photo satellite prise le 20 septembre 2023 à l'est de l'aéroport.
La présence de plusieurs batteries de missiles de défense anti aérienne dans d'autres sites à proximité du lieu de la frappe été également relevée par le site d'investigation lituanien The Insider. Ceci renforce la possibilité d'une interception comme explication pour la destruction du missile ukrainien.
Des comptes ukrainiens ont par ailleurs publié le 24 juin des photographies de débris missiles antiaériens russes 9M330, qu'ils disent avoir retrouvé à proximité de la plage le jour de la frappe. Par ailleurs dans le même communiqué où Moscou dénonce la frappe "intentionnelle" revendique également l'interception de quatre missiles ATACMS.