Pourquoi mépriser les électeurs RN est un vilain défaut
Pourquoi mépriser les électeurs RN est un vilain défaut
Pourquoi tant de gens votent-ils pour le Rassemblement national ? Racisme, sentiment de déclassement et d’abandon, baisse du pouvoir d’achat, défiance envers les partis de gouvernement, attirance pour une nouveauté politique… ces mobiles s’accumulent et se combinent, et ils sont largement documentés. Il en est un autre dont on parle moins et qui surgit au détour d’une page de l’excellent livre du sociologue Félicien Faury « Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite » (Seuil, 2024). Ayant pendant cinq ans interrogé régulièrement et longuement des électeurs du parti d’extrême droite en région Paca, le chercheur écrit dans un chapitre consacré à la question scolaire : « Il faut rappeler ici que le niveau de diplômes est l’une des variables les plus prédictives du vote RN. Derrière ce résultat statistique, on retrouve chez ces électeurs des trajectoires scolaires souvent heurtées, relativement courtes, vécues difficilement. C’est un certain rapport à l’école, distant voire défiant, qui apparaît comme l’un des facteurs communs à une partie importante de cet électorat. »
Pendant ce temps-là, on observait à gauche le phénomène inverse. En 2018, l’économiste Thomas Piketty publiait un article, développé ensuite dans le livre coécrit avec Julia Cagé « Capital et Idéologie » (Le Seuil, 2023), où il parlait de « gauche brahmane ». Il montrait que depuis les années 1970-1980, le vote de gauche s’était progressivement associé à un haut niveau d’éducation, la « gauche » dans son ensemble devenant donc le parti de l’élite intellectuelle (d’où la métaphore des « brahmanes », la caste supérieure en Inde). Ce constat se reflète aujourd’hui dans la répartition du vote aux élections européennes : mutatis mutandis, la gauche n’est majoritaire que dans les lieux où se concentre cette élite, à savoir les métropoles.
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Les implications dépassent la géographie électorale et touchent au rapport au savoir. Lors du débat télévisé qui opposait Jordan Bardella à Gabriel Attal, les errements de la tête de liste RN ont été apparents. A plusieurs reprises, il s’est montré imprécis, n’ayant manifestement qu’une connaissance vague des sujets dont il était question. Pour autant, cela ne lui a manifestement porté aucun préjudice, comme toutes les erreurs ou mensonges qu’on a pu relever pendant la campagne.
Bien sûr, il est évident que la morgue du Premier ministre a pu, même quand elle servait à révéler la faiblesse de son adversaire, le renforcer. Néanmoins, il y avait, pour qui appartient à la « gauche brahmane » constituée autour de la croyance en les vertus du savoir, une tentation : se demander comment « les gens » (= les électeurs du RN) pouvaient avoir envie de voter pour quelqu’un qui a l’air d’une machine répétant des éléments de langage qui se révèlent hors-sol dès qu’on les défait des oripeaux du bon sens. Pourquoi ces gens ne voient-ils pas que ce type ne sait pas vraiment de quoi il parle, que ses positions sont contradictoires, qu’il ne sait même pas très bien comment fonctionnent les institutions qu’il est censé fréquenter, etc ? Cette interrogation n’est pas complètement illégitime mais elle a un défaut terrible : y pointe une forme de mépris.
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Aucun fact checking ne se révèle efficace
Et ce mépris, en plus d’être une faute humaine et une erreur tactique, révèle une incompréhension sur la caractéristique du vote RN relevée par Félicien Faury. Car, derrière la question scolaire, se glisse un rapport à la connaissance, à l’intellectualité. Non que les électeurs du RN soient bêtes, incultes, ou même qu’ils n’aient pas réussi dans la vie. D’ailleurs, celles et ceux qu’a interrogés le sociologue appartiennent plutôt, en général, à la petite classe moyenne. Mais outre que ce rapport contrarié à l’école peut produire, malgré une vie pas si mauvaise, une fragilité due à l’absence de diplômes, elle peut engendrer une relation contrariée au savoir, à ceux qui le portent, à ceux qui le transmettent et à tous ceux qui s’en prévalent : les sur-diplômés, les intellectuels, les experts, les journalistes. Les gens interrogés par le chercheur partagent le sentiment d’être méprisés par les « élites » sachantes et un soupçon immédiat pour tout argument qu’elles portent.
La conséquence est terrible : aucune correction, aucun fact checking, aucun « débunkage » du programme du RN ne sont efficaces. Au contraire même, puisque la parole de ceux qui se livrent à cet exercice est d’emblée démonétisée, voire suspecte. Elle devient alors contre-productive. C’est le drame vécu par les médias qui tentent de documenter les erreurs, mensonges et dangers du RN : les preuves qu’ils apportent ne sont pas discutées en elles-mêmes parce qu’elles sont immédiatement transformées en signes de leur complicité avec un système qu’il s’agit de dégager. On peut évidemment le déplorer. Notamment parce que, comme on l’observe aux Etats-Unis et partout où des leaders illibéraux et populistes sont puissants, cela rend très compliqué le débat public et fragilise les fondements de la démocratie. Si les faits et la connaissance n’ont plus d’importance, comment argumenter ?
Ce n’est pas la première fois dans l’Histoire que se pose cette question. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les chercheurs de l’école dite de Francfort (Theodor Adorno et consorts) se sont demandé comment le fascisme avait pu monter dans une grande partie de l’Europe, et pourquoi rien n’avait pu endiguer cette montée. Et ils avaient observé notamment que le camp antifasciste s’était évertué à contrer les élucubrations adverses avec des arguments posés, rationnels, chiffrés, et que, si cela s’était révélé inopérant, c’est parce que le combat ne se jouait pas sur le terrain de la vérité. Il ne s’agissait pas d’affronter une interprétation des faits, mais des émotions et des pulsions. La conclusion qu’ils en tiraient était que face à ce type de discours, il fallait quitter le terrain de la connaissance et de la rationalité, recourir aux mêmes outils que les adversaires et proposer de l’imaginaire et de l’utopie.
Raviver les rêves
Ce n’est pas la voie empruntée par les opposants au RN en France, gauche comprise. Pourquoi ? Les raisons sont multiples mais la principale est sans doute que la grande utopie de gauche, le communisme, a tellement failli qu’elle a rendu impossible le fait même de rêver à une autre société. Quant à l’idée de révolution, qui a longtemps habité l’imaginaire de gauche avec une grande puissance mobilisatrice, elle a été renvoyée au mieux au fantasme adolescent, au pire aux souvenirs de la Terreur, et a laissé place à l’obsession d’afficher le plus parfait pragmatisme.
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Aujourd’hui qu’est en passe d’arriver au pouvoir un parti qui fait fi de tout pragmatisme, mais propose à ses électeurs une autre vie, il serait peut-être intéressant d’essayer de raviver à gauche les raisons de rêver. Car le rêve n’a pas seulement eu comme conséquence le désastre communiste, il a été le déclencheur de nombre de combats et de victoires dont la gauche n’a pas à rougir – et considérés comme des acquis parfois même au-delà de son camp : dans le droit du travail, dans l’égalité entre les hommes et les femmes, dans la redistribution, dans la protection des plus faibles, etc.
Bien sûr, c’est plus facile à dire qu’à faire. Mais la gauche est sans doute la mieux placée pour ce travail. Et cela pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il n’y a pas de rêve macroniste – ou il a tourné au cauchemar. Ensuite parce que ce mépris de classe qu’elle pourrait développer vis-à-vis des électeurs du RN, la gauche le connaît bien, elle l’identifie facilement, puisqu’elle en fut elle-même victime, longtemps, quand elle était populaire et ouvrière. Ainsi est-elle la mieux placée pour s’en défaire, pour comprendre ce que c’est de le ressentir, et apporter des réponses à celles et ceux qui l’éprouvent.
Et puis, il y a un paradoxe à exploiter : les propositions défendues par le Nouveau Front populaire seraient, si elles étaient appliquées, beaucoup plus favorables économiquement et socialement aux électeurs du RN que les mesures prises par Jordan Bardella s’il était nommé Premier ministre. Enfin, il reste une base populaire importante à la gauche. C’est même une correction que Thomas Piketty et Julia Cagé avaient apportée à leur idée de « gauche brahmane » en constatant que cette assise était encore forte et qu’elle devait constituer une base sur laquelle travailler.