La dictée de Pivot, point final
La dictée de Pivot, point final
On n’en voit plus tellement, des journalistes télé en costume cravate ? sauf lorsqu’ils interviewent le président de la République. Le symptôme d’une autre époque ? Celui d’un respect infini pour la langue française ? Les deux, sans doute. Bernard Pivot, qui nous a quittés ce 6 mai, aimait notre langue et, plus rare, il avait réussi le tour de force de la faire aimer aux autres. En famille ou entre amis, l’exercice pourtant rébarbatif de la dictée entrait avec joie dans les maisons francophones. Oui, c’est bien dans toute la francophonie que la fameuse « dictée de Pivot » réunissait petits et grands.
À LIRE AUSSI Bernard Pivot, le roi Lire, est mortAvant Bernard Pivot, la dictée, c’était le supplice enduré par les élèves de Fernandel dans l’adaptation de Topaze, de Pagnol : l’articulation excessive ? « Des moutons-sssss étai-eeee-nnn-ttttt? » ?, le texte insipide, l’écolier en blouse terrifié derrière son pupitre essayant tant bien que mal de comprendre ce que le professeur articule à outrance, le trac, la peur aussi. Fastidieuse, pénible et rébarbative, la dictée n’était en aucun cas synonyme de plaisir.
Du spectacle et du people, loin de l’élitisme
Et puis Pivot est arrivé, et a révolutionné l’exercice. Lunettes vissées sur le nez, cheveux argentés impeccablement coiffés, tiré à quatre épingles, l’homme aurait pu incarner le respect de la tradition, la sévérité personnifiée. Mais Pivot a instillé sa malice dans ses textes, son impressionnante maîtrise de la langue dans ses pièges, sa précision dans son élocution jamais exagérée et, bien sûr, sa bienveillance dans son sourire rassurant. Il faut le revoir passer entre les allées de tables de la Bibliothèque nationale en 1989, pour une retransmission en direct de la finale des Championnats d’orthographe. Les « Dicos d’or », l’autre nom de cet événement d’abord national puis mondial, organisés de 1985 à 2005, ont rencontré un engouement unique. L’édition 1992 eut même lieu depuis le siège des Nations unies, à New York, en présence de 250 candidats venus du monde entier pour se disputer le titre de « champion du monde ».
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Du grand amphi de la Sorbonne à l’hémicycle de l’Assemblée nationale, ou même au Stade de France, la dictée est devenue spectacle. Les stars du showbiz du moment tenaient à y être invitées, un peu comme elles tiendraient, toutes proportions gardées, à participer aujourd’hui au concert des Enfoirés. Avec Pivot, la dictée était « people » et à la mode. Depuis, elle n’est plus ennuyeuse, elle n’est plus élitiste non plus, puisque tout le monde s’y essaie.
On tombe dans les « chausse-trappes » (ou les « chausse-trapes », voire les « chaussetrappes ») avec plaisir ? la dictée est reconnue comme ardue et il est acquis que l’on fera des fautes. Le « pape » de la dictée lui-même reconnaissait d’ailleurs en juin 2023 auprès du journal Ouest-France rencontrer parfois des difficultés : « J’ai toujours eu des problèmes avec certains mots, dont je ne sais s’ils sont du masculin ou du féminin, comme oasis, apophtegme, azalée, apogée? » Qu’importe, on est aussi là pour apprendre. Cette dictée hors norme n’attire pas que les dizaines de milliers de candidats officiels écrémés au gré des éliminatoires, mais surtout des millions de quidams qui, campés devant leur petit écran et armés d’un stylo, faisaient régner un silence religieux dans leurs foyers.
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Un héritage qui perdure
Bernard Pivot a réussi le tour de force de moderniser la dictée, et de rendre au bon usage de la langue française ses lettres de noblesse. Non, maîtriser cette langue n’était pas ringard. Et ce cheval de bataille qu’il s’est attaché à défendre pendant les années des Dicos d’or, il l’a enfourché autrement à l’heure de Twitter et de ses 140 signes. « C’est à la fois l’exercice mental et l’exercice de style. C’est-à-dire arriver à résumer une pensée, un souvenir, un fait, un sentiment en 140 signes. Ce qui suppose donc de faire un effort pour exprimer de la manière la plus claire, et si possible avec humour, ce que l’on veut dire », comme il l’avait confié au Figaro à l’heure où le réseau social avait autorisé les 280 signes par post. « Avec les 280 caractères de Twitter, on tombe dans la facilité », avait-il déploré. L’enjeu, la langue, méritait un effort pour gagner en qualité.
Et c’est cette exigence que les passionnés ont voulu faire perdurer. Lorsque Pivot a arrêté son émission télé, personne n’a réussi à prendre sa suite. Les accros à la dictée ont trouvé d’autres solutions pour assouvir leur nouvelle passion : dans toute la France, des clubs d’orthographe proposent aujourd’hui des dictées au grand public, et des événements sont organisés par des collectivités ou des associations. Des nationales (Dictée d’Ela, Dictée pour tous?), des « gros coups » (à l’image de celle de Rachid Santaki et de sa « dictée de l’espace », lue depuis la Station spatiale internationale par Thomas Pesquet), des coquines (comme celle de Sandrine Campese et Aurore Ponsonnet) : quel que soit son style, on peut trouver dictée à sa main. Bien après l’arrêt des Dicos d’or, l’exercice reste branché. Et grâce à l’héritage de Bernard Pivot, on est loin d’y mettre un point final.