Sénégal : après neuf mois sans liaison maritime avec Dakar, la Casamance reprend son souffle

Pour annoncer son départ imminent, le ferry Aline Sitoé Diatta fait retentir sa corne de brume, sans lésiner sur le volume, comme s’il voulait prévenir l’intégralité de la population dakaroise qu’il reprenait du service, après neuf mois d’interruption forcée. En cette veille de la Korité – la fête musulmane qui marque la fin du jeûne du ramadan –, ils sont plus de 200 passagers à avoir embarqué à bord, au départ du port de Dakar et en direction de Ziguinchor, dans la région de la Casamance, pour une quinzaine d’heures de traversée. Sur la poupe du bateau, des passagers rompent le jeûne avec des dattes, des madeleines, du café, du jus de gingembre et des sandwichs, tandis qu’une poignée d’autres voyageurs, chrétiens ou athées, descendent des canettes de bière, le tout au rythme d’une joyeuse musique ouest-africaine. Au loin, le ciel, rendu brumeux par le grain de sable de l’harmattan, est à la fois rouge et violet, tirant vers le noir.

Beaucoup parmi les 200 passagers font le voyage vers la Casamance pour célébrer en famille la fin du ramadan.

Le regard malicieux, sous un béret porté avec élégance, Dominique Sina savoure la reprise. «Ce bateau est essentiel pour la Casamance. Il permet de transporter toutes sortes de marchandises : des fruits comme les mangues, les oranges ou le madd, mais aussi des noix de cajou, du miel, de l’huile de palme ou encore du poisson séché. On parle de milliers de tonnes. Son arrêt a fait très mal à l’économie de la région», explique ce colonel de police à la retraite, tandis que les buildings du centre-ville de Dakar rapetissent au loin. L’homme est entouré d’une quinzaine de membres de sa famille. Ils se rendent dans leur île natale, Niomoune, pour des funérailles. Chacun a déboursé 5 000 francs CFA (environ 7,50 euros) pour un fauteuil individuel. «C’est deux fois moins cher que la route terrestre, qui est en travaux depuis des années.» Et dix fois moins que l’avion.

«Des humiliations à n’en plus finir»

En juin, les autorités ont suspendu la liaison assurée par les trois bateaux de la compagnie Cosama, cordon ombilical entre Ziguinchor et Dakar. Des mesures prises dans la foulée des émeutes qui ont fait plus de vingt morts dans le pays, donc cinq à Ziguinchor, après la condamnation dans une affaire de mœurs de l’opposant politique Ousmane Sonko, maire de la ville. Aucun communiqué n’a jamais expliqué cette décision. Les conséquences ont été lourdes pour l’économie de la Casamance, une région presque enclavée par le territoire gambien, qui ne compte ni voies ferrées, ni autoroutes, ni industries. Les gens se souviennent encore des cartons de mangues qui pourrissaient au niveau du port. «Les autorités ont évoqué un problème de sécurité, mais beaucoup pensent que c’était une manière de punir les habitants de la région pour leur soutien à Ousmane Sonko», estime Dominique Sina. En Casamance, le mot «embargo» a rapidement été lâché.

Sur le pont du bateau, Issa Diégane Seck s’est enroulé dans une couverture délavée pour se protéger du froid nocturne. Par réflexe, il baisse la voix avant d’aborder des sujets sensibles : «Le régime de Macky Sall, ça a été des humiliations à n’en plus finir. La veille de la Tabaski [la fête musulmane du mouton, ndlr], en juin, j’ai passé vingt-quatre heures en prison au simple motif d’avoir prononcé le nom d’Ousmane Sonko dans la rue. Ma femme n’est pas au courant, mon père non plus. Mais depuis que Diomaye a été élu, tout le monde s’est détendu.» Originaire de Fatick, dans l’ouest du pays, ce passager rejoint sa famille dans le sud pour fêter la fin du ramadan.

A sa droite, son voisin, Patrice Diédhiou, n’y va pas par quatre chemins pour qualifier les temps sombres qu’a traversés le pays sous le quinquennat du président précédent : «Les gens étaient terrorisés. Quant au bateau, il a été arrêté pour des raisons purement politiques. Pourtant, avant de nous couper l’herbe sous le pied, Macky Sall avait beaucoup contribué au développement de la région, en nous donnant le pont de Gambie, des routes et des bateaux.» Ce vieil homme, casquette du PSG vissée sur la tête, se rend à l’enterrement de sa tante, non loin de Ziguinchor. Le reste de la nuit, il la passera dans une cabine huit places.

La durée du voyage est de quinze heures.

Ce discours à consonance politique, ces deux passagers ne l’aurait pas tenu en public quelques semaines plus tôt. Au Sénégal, le climat s’est profondément décrispé depuis l’élection de Bassirou Diomaye Faye dès le premier tour du scrutin présidentiel, le 24 mars, sur fond de dégagisme. Ce dernier a nommé son mentor, Ousmane Sonko, au poste de Premier ministre. Le nouveau tandem au pouvoir suscite un immense espoir dans le pays, et notamment en Casamance, une région verdoyante au potentiel agricole immense.

Déstigmatiser la région

La réouverture du ferry Aline Sitoé Diatta est un pas de taille vers la «réconciliation nationale» souhaitée par le nouveau président. Construit en Allemagne et mis en service en 2008, le navire a la lourde tâche de succéder au Joola, qui avait sombré, une nuit de septembre 2002, à 40 km au large des côtes gambiennes, faisant 1 863 morts et disparus – alors que la capacité du navire était en principe limitée à 536 passagers.

Après avoir longé les côtes atlantiques dans une nuit d’encre, le ferry se glisse entre les rives du fleuve Casamance, le long des mangroves, sous l’escorte d’un banc de dauphins, puis d’un bateau militaire. Arrivé à Ziguinchor, des chariots de manutention déchargent du ferry une cinquantaine de tonnes de fret. «L’hivernage [la saison des pluies, de juillet à septembre] est devant nous, ça va bientôt être la saison des mangues et des noix de cajou. Désormais, il faut mettre en place une politique agricole, industrialiser et donner un accès à la terre aux jeunes», estime François-Xavier Biagui, un entrepreneur agricole en claquettes-chaussettes, qui se dit plein d’espoir pour le développement de la région. Au-delà du transport de marchandises diverses, la reprise de la desserte maritime devrait aussi revitaliser le tourisme.

Pour Serigne Souhaibou Kébé, qui a pris le ferry pour superviser les travaux de la maison qu’il fait construire à Ziguinchor, le Premier ministre, Ousmane Sonko, aura participé à déstigmatiser la Casamance, une région qui a été minée par quatre décennies d’un conflit indépendantiste armé de basse intensité : «Il y a dix ans, à l’université dakaroise Cheikh Anta Diop, les étudiants casamançais n’osaient pas donner leur nom de famille, de peur de se faire traiter de “rebelles”. Aujourd’hui, nous pouvons enfin parler de nos origines avec fierté.»