Manifestations propalestiniennes : pourquoi l’université américaine de Columbia est aux avant-postes du mouvement
La police de New York a arrêté plus de 300 étudiants qui occupaient l’administration de l’université Columbia, Hamilton Hall, mardi soir. REUTERS/David Dee Delgado
Depuis que le Hamas a commis ses attentats contre les habitants de kibboutz israéliens, le 7 octobre dernier, et enlevé des dizaines d’otages, entraînant une réplique sans merci de la part du gouvernement israélien, de nombreuses tensions sont apparues entre communautés, notamment sur les campus américains. Elles n’ont cessé de croître à mesure que le nombre de morts civils à Gaza s’alourdissait, et face à une situation humanitaire catastrophique. Au mois de novembre, les présidentes de trois des plus prestigieuses universités au monde avaient été convoquées au Congrès pour s’expliquer sur des faits antisémites répétés commis dans leurs établissements. Claudine Gay, la présidente de Harvard, et Elizabeth Magill, celle de l’université de Pennsylvanie, avaient estimé qu’il fallait tenir compte « du contexte ». Les deux universitaires, brillantes et reconnues, avaient dû démissionner.
À Columbia, la présidente, Nemat Shafik, aussi connue sous le prénom de Minouche, avait, elle, donné des gages aux étudiants juifs menacés, éloignant une convocation au Congrès. Elle a essuyé le feu des questions des élus américains la semaine dernière, qui voulaient savoir quelle réponse elle opposait aux manifestations propalestiniennes sur le campus, qui se propagent dans tout le pays. Mais pourquoi l’université d’excellence est-elle ainsi fer de lance des reproches à Israël ?
Une institution ancienne devenue très militante
Fondée en 1754, plus de 20 ans avant la création des États-Unis d’Amérique, l’université de Columbia est installée à New York, dans le quartier de Morningside Heights, à Manhattan. Elle accueille chaque année plus de 32 000 étudiants, qui déboursent à peu près un demi-million de dollars pour cinq années de scolarité hyperexigeantes, s’ils n’obtiennent aucune bourse. Sept pères fondateurs des États-Unis ont usé leurs pantalons sur ses bancs, de même que quatre présidents (dont Barack Obama), des ministres, diplomates, américains ou étrangers, par dizaines, ou des juges de la Cour suprême. Si elle a été la première à accorder un diplôme de médecin, et si elle décerne chaque année les prix Pulitzer, symboles d’excellence journalistique ou intellectuelle, elle a longtemps, comme ses pairs, appliqué une politique ségrégationniste à l’égard des « minorités », les femmes, les noirs, les juifs.
Dans le creuset progressiste new yorkais, ses étudiants et ses professeurs se sont ouverts à la lutte pour la défense des droits civiques, inscrivant l’activisme au cœur de l’identité de Columbia dès les années 1950. Selon ses détracteurs, l’université choisirait aussi d’orienter ses apprentissages, concentrant ses programmes de « civilisation contemporaine » sur l’anticolonialisme du XXe siècle, et omettant le totalitarisme ou les dégâts du communisme. Les cérémonies de remise des diplômes distinctes selon qu’on soit « native », c’est-à-dire amérindien, asiatique, ou LGBT, ont aussi donné matière à ceux qui critiquent les concessions faites aux communautarismes.
Un précédent exaltant
En 1985, des milliers d’étudiants se mobilisent pour que l’université rompe tout lien avec l’Afrique du Sud et son régime d’apartheid, qui sépare violemment noirs et blancs. Comme toute université privée aux États-Unis, Columbia possède d’importants fonds qu’elle fait prospérer dans de nombreuses entreprises et activités. Des barricades sont installées dans le fameux bâtiment d’Hamilton Hall, qui abrite les locaux de l’administration. Celle-ci cède, et dans les mois suivants revend pour 39 millions d’actions de Coca-Cola, des pétroles Mobil et des véhicules Ford Motor. Elle est la première grande université à choisir le « désinvestissement », et sera suivie par 150 autres.
L’héritage du BDS ?
En 2004 naît le BDS, « Boycott, désinvestissement, sanctions », une campagne internationale qui veut mettre fin à la colonisation par Israël de terres cisjordaniennes en cessant d’acheter des produits israéliens ou en convainquant les entreprises de ne pas interagir avec l’État hébreu. Le cofondateur de BDS, Omar Barghouti, a étudié à Columbia. Il est né au Qatar dans une famille palestinienne exilée en 1967, l’année de la Guerre des six jours à l’issue de laquelle Israël a pris le plateau du Golan à la Syrie, en dépit des protestations de la communauté internationale.
Au fil des années, le BDS assure avoir engrangé quelques succès, notamment quand l’entreprise Sodastream a fermé son unité d’embouteillage dans la colonie de Ma’aleh Adumim, en Cisjordanie.
Un mouvement non-violent endurci par la réponse des institutions
Le 3 avril dernier, Columbia annonce travailler à la création d’une antenne à… Tel Aviv. Une provocation. 93 enseignants dénoncent ce projet comme revenant à adouber la politique actuelle d’Israël, pilotée par le cabinet de guerre, le gouvernement le plus à droite et le plus religieux qui ait jamais dirigé l’État hébreu. Les étudiants propalestiniens protestent. Le 17 avril, jour de la convocation de la présidente Shafik devant le Congrès, une centaine d’étudiants commence à occuper Hamilton Hall. Opposés à la guerre, ils exigent, comme en 1985, que l’indépendance académique et économique de leur établissement, et que Columbia cède ses participations dans les fonds et les entreprises qui tirent profit de la guerre à Gaza.
Contrairement au printemps 1968 – des centaines d’étudiants occupent cinq bâtiments et séquestrent le doyen 26 heures, et les forces de l’ordre ne sont appelées qu’après une semaine – et à 1985, où les barricades ont tenu trois semaines, la réponse de Minouche Shafik est immédiate : le 18 avril, la police de New York est appelée pour évacuer le campus une première fois. Elle sanctionne administrativement les manifestants, à moins d’un mois de la remise des diplômes. Le 22 avril, tous les cours en présentiel sont annulés. Ce qui n’empêche pas le campement de se reformer sporadiquement. Mardi soir encore, la police antiémeute est intervenue pour déloger les manifestants. Cette fois, environ 300 arrestations ont été effectuées. Bien que les occupants augmentent, ils restent marginaux au regard de l’effectif du « college ».
VIDEO. Mobilisations pour Gaza sur les campus américains : heurts à Los Angeles, arrestations à Columbia
Étudiants et professeurs de gauche sont furieux de voir bafouée la liberté d’expression. Ceux de droite dénoncent le fait que la direction n’ait pas réussi à mettre un terme à l’antisémitisme qui s’exprime sur le campus. Les politiques s’en mêlent. « Faire appel à la police lors de manifestations non-violentes de jeunes étudiants sur le campus est un acte d’escalade, imprudent et dangereux », a dénoncé la démocrate Alexandria Ocasio-Cortez cinq jours après que le président républicain de la Chambre des représentants Mike Johnson est venu réclamer la démission de la présidente sur le campus face au « chaos », brandissant la menace de faire intervenir la Garde nationale.
Le président Biden a tenté une position de compromis, condamnant les manifestations antisémites et « ceux qui ne comprennent pas ce qui se passe avec les Palestiniens ». Une posture bien tiède pour les manifestants.