Influenceurs, gourous ou « gatekeepers » : le devenir des intellectuels en Italie

Influenceurs, gourous ou « gatekeepers » : le devenir des intellectuels en Italie

Qu’est-ce qui pousse les intellectuels vers le pouvoir et les puissants ? La question est ancienne. Parfois, on les invite en tant que conseillers. Au IV^e siècle av. J.-C., Platon était au service du tyran Denys de Syracuse. En 1773, Denis Diderot passa quelques mois à Saint-Pétersbourg, courtisé jusqu’à l’épuisement par Catherine de Russie, poussé par l’illusion de pouvoir amener quelques Lumières dans l’esprit despotique de l’impératrice. Au milieu du XVII^e siècle, victorieuse de la guerre de Trente Ans, pour donner du prestige à son royaume de paysans et de soldats, Christine de Suède voulut convoquer des savants de toute l’Europe, dont surtout le célèbre René Descartes, qu’elle voulait comme son coach de philosophie. Comme elle le reçut toujours à 5 heures du matin, le gel de Stockholm (ou, selon une hypothèse plus récente, une bonne dose de poison) coûta la peau au pauvre René.

Parfois, ce sont les intellectuels eux-mêmes qui recherchent le contact des puissants, afin d’accroître leur influence voire de s’installer à des postes de direction. Pendant le fascisme, le philosophe Giovanni Gentile, proche de Mussolini, fut ministre de l’Education nationale et occupa d’innombrables fonctions, jusqu’à ce qu’une obscure attaque de la Résistance lui fasse payer de sa vie l’énorme pouvoir dont il avait joui. Les Français se souviennent d’André Malraux ministre de la Culture de De Gaulle pendant dix ans (1959-1969) ou, plus récemment, du philosophe Luc Ferry ministre de l’Education nationale avec Jacques Chirac (2002 à 2004).

Il n’est donc pas vrai que les intellectuels soient une « élite sans pouvoir », pour renverser le titre du célèbre « l’Elite du pouvoir » par Charles Wright Mills (1956), qui enquêtait sur les cercles invisibles du hard power aux Etats-Unis. Il est bien vrai qu’ilsn’ont pas les rênes de l’Etat entre leurs mains, mais ils sont tout de même une élite, car ils forment des « cercles », des ceintures étouffant l’accès à certains espaces sensibles (édition, médias, spectacle, etc.) et qui les protègent.

« Récitals » psychanalytiques

Où en sommes-nous aujourd’hui ? La question mérite qu’on s’y arrête puisque de nouveaux facteurs sont venus changer la donne. Les intellectuels sont toujours une élite, mais ils ont bien acquis du pouvoir, pas toujours soft. Dans certains pays, comme l’Italie, passée aux mains d’une droite avide aussi de l’hégémonie culturelle, le gouvernement cherche fiévreusement (et sans trop de succès) à rallier des figures d’envergure. Dans un monde où la vie des réseaux prétendument « sociaux »en arrive à éclipser la vie réelle, les voies d’accès à la notoriété et à l’influence sont immensément plus nombreuses et diverses. L’effet de ce tourbillon est nouveau : les intellectuels (au sens large : savants, chercheurs, artistes, inventeurs, scientifiques, créateurs, etc.) non seulement n’ont plus besoin du soutien des puissants ou des partis, mais ils en prennent leurs distances. L’intellectuel contemporain ne veut pas s’attacher à qui que ce soit de façon permanente et préfère la liberté de flotter dans l’espace politique. Il n’a plus besoin d’un parti pour émerger et s’imposer. Du côté des partis, la demande est aussi faible : les intellectuels rechignent souvent à parler le langage des populistes. L’ère des destins communs et des « compagnonnages » semble révolue.

La modernité culturelle a inventé une pluralité de formats lubrifiés, à même de lancer des idées, des personnes, des livres, des spectacles et même des exosquelettes vides (comme les influenceurs). Dans ce contexte, l’Italie propose un catalogue intéressant et peut-être innovant. C’est là que sont nés les festivals culturels de masse, dont le Festival de littérature de Mantoue, créé en 1997 et toujours très vivant. Aujourd’hui, il y en a des centaines. Mais la variété des ressources s’élargit. La formule du succès comporte quelques ingrédients : la protection d’un média (journaux, TV), la mise en circulation régulière de bouquins bien concoctés et l’omniprésence dans les mille festivals de la péninsule. Quelques-uns y ajoutent des formations payantes, qui n’ont plus lieu dans des salles de classe, mais dans les théâtres et les auditoriums tant elles ont du succès.

« Pas un pays pour les jeunes » : comment l’Italie se vide (hélas) de ses talents

Le psy Massimo Recalcati, par exemple, universitaire, s’exprime dans « la Repubblica » (le deuxième quotidien italien) sur tous les sujets, tient des formations payantes numérotées (REC1, REC2, etc. pour Recalcati…), publie en moyenne un bouquin par an et de temps en temps tient devant une salle bondée des « récitals » psychanalytiques.

« Concert historique »

D’autres se transforment en influenceurs, en gourou ou engatekeepers. L’une des figures les plus connues du premier type, Michela Murgia (décédée encore jeune l’année passée), avait acquis une notoriété immense en prenant la défense de la cause woke sur scène, où elle fustigeait toute forme de discrimination et présentait avec fierté sa grande famille queer. Alessandro Barbero, un très bon historien du Moyen Age devenu au fil du temps une celebrity, a quitté avec plusieurs années d’avance son poste de professeur pour se consacrer à une émission historique d’une chaîne privée importante. Barbero se produit également sur scène, dans une sorte de « concert historique » qu’il tient dans tout le pays, aussi sur des sujets très éloignés de sa spécialité d’origine. Il y a quelques semaines, sa conférence sur Frédéric II de Souabe, dans le magnifique Teatro San Carlo de Naples (le plus ancien opéra du monde), a été suivie par 40 000 spectateurs en ligne. Il y a bien là quelque chose qui se rapproche de la gouroutisation. La formule se répand : des philosophes, des scientifiques (comme Carlo Rovelli, bien connu en France), des écrivains (comme Roberto Saviano), des historiens de l’art et des spécialistes (réels et imaginaires) de tous les arts et sciences se produisent sur scène, entrée payante bien entendu.

Le pouvoir impalpable des intellectuels se manifeste également sous d’autres formes, comme le « gatekeeping » (contrôle d’accès). Comme les autres pays, l’Italie regorge de prix littéraires, d’expositions de livres, de festivals, de maisons d’édition plus ou moins de niche. Autrefois confiée à des managers professionnels de l’édition ou des médias, la direction de ces établissements est aujourd’hui de plus en plus entre les mains de petits cercles (écrivains, écrivaines, critiques, journalistes, etc.), qui excluent et incluent à discrétion. Il y a même, parmi les nombreux types, des prix littéraires au jury… monocratique. Là, une personne, toute seule, décide de tout.

Comment Giorgia Meloni mène sa bataille culturelle

Ces formes de pouvoir sont certes très fragiles : il suffit d’une secousse pour que tout s’effrite. Mais il ne faut pas oublier le principe de la « persistance des agrégats » (brillamment formulé par le sociologue italo-suisse Vilfredo Pareto au début du siècle dernier) : s’il est difficile de créer le cercle, le dissoudre est plus difficile encore.