« Ceux qui ont connu la frontière ne la regrettent pas ! » : comment l’Europe a transformé Hendaye
Joël Courtie, ancien transitaire de l’auto-port d’Hendaye (Pyrénées-Atlantiques)
Chaque étape de la construction européenne a bouleversé Hendaye, ville frontalière du Pays basque, tendue entre la France et l’Espagne. Aujourd’hui, le sentiment de résilience l’emporte sur la nostalgie d’une époque révolue.
«В Hendaye a connu un Гўge d’orВ В», aiment rГ©pГ©ter les vieux Basques adossГ©s Г l’Espagne. « Ceux qui ont connu la frontiГЁre ne la regrettent pasВ В», glisse JoГ«l Courtie, agent de douanes п»їГ la retraite. Le maire socialiste d’Hendaye, Kotte Ecenarro, engagГ© en politique depuis 1977, s’amuse de cette nostalgieВ : « Moi aussi, Г l’âge de 15В ans, je n’avais pas autant de rhumatismesВ !В В»
Dans son bureau, une photo aérienne des trois villes de la baie (Irun, Fontarrabie, Hendaye) rappelle qu’ici, le bassin de vie est naturellement transfrontalier. « Pendant une dizaine d’années, on a livré de l’eau à nos voisins basques espagnols. En retour, ils nous ont autorisés à creuser des forages sur la Bidassoa. La coopération a toujours été réelle, elle est devenue concrète à partir de l’ouverture des frontières, en 1993. »
L’activité était florissante, avant l’ouverture des frontières, entre l’ancien autoport et la gare d’Hendaye
Jusque-là, Hendaye (Pyrénées-Atlantiques) vivait au rythme des arrivages. Les camions payaient les droits de douane. Leurs marchandises étaient débarquées, puis transbordées par des petites mains, dans les trains français. Dans son bureau, situé dans l’ancien auto-port d’Hendaye, Joël Courtie feuillette un vieux registre de salaires jauni par le temps. « 300 manutentionnaires payés à la tonne », souligne l’ancien transitaire.
L’ouverture de la frontière, un séisme pour la ville
Toutes ces activités ont disparu en 1993. Les premiers traités économiques européens, en 1985, portaient en germe la liberté de circulation des marchandises. L’objectif était clair : fluidité du transport, gain de temps, réduction des coûts.
L’ouverture de la frontière a ruiné les commerces alentour. Soixante-dix boutiques grouillaient d’Espagnols qui manquaient de tout. Du jour au lendemain, il ne restait plus que dix magasins vides.
Le maire de l’époque, Raphaël Lassallette, avait anticipé le séisme : « Dans six mois, on ouvre les frontières et on ferme l’auto-port. Il faut s’ouvrir au tourisme et construire un port de plaisance. » Une éclaircie de courte durée. Car, au même moment, la criée du port de pêche s’effondrait. La mise en place de quotas européens restrictifs, la baisse de la flottille et le débarquement des meilleurs poissons en Espagne, ont entraîné sa liquidation judiciaire en 1999.
Avec la mise en circulation de l’euro, « on s’attendait au pire »
Kotte Ecenarro, devenu maire en 2001, assiste à l’invasion de la criée par les rats. Les tensions entre pêcheurs s’accroissent lorsqu’en 2004, l’entreprise Décathlon choisit le site pour implanter son centre européen de conception « Tribord » , avec 200 emplois à clé. « Avec l’Europe, il a fallu être résilient, comme la cafetière, toute l’année, sur le feu ! » Alors, le soir du 31 décembre 2001, veille de la mise en circulation de l’euro, les Hendayais étaient sur leurs gardes. « Une monnaie unique était un avantage considérable pour nous. Notre vie transfrontalière allait être facilitée. Mais on s’attendait au pire », sourit Joël Courtie.
Les pesetas remontaient déjà à la surface. Kotte Ecenarro se souvient d’une vente à la bougie, où tout le monde, y compris le percepteur, a donné un coup de main pour compter les billets. « Nos voisins étaient habitués au black. Au changement de monnaie, les valises et les coffres sont arrivés. Ils devaient repasser par la case banque pour se mettre aux normes européennes. »
Les banques ouvraient des comptes de « non-résident » : des dépôts d’argent liquide qui garantissaient le remboursement des crédits immobiliers. « Les Espagnols devenaient propriétaires. L’argent était blanchi. La main-d’œuvre locale travaillait et la fiscalité française fonctionnait. Tout le monde était content », résume Joël Courtie.
«Р’В Hendaye est devenue une ville espagnoleР’В Р’В»
Mais la transformation sociologique de la ville a servi de refrain à la petite musique du « c’était mieux avant ». Un habitant d’un certain âge s’en fait l’écho, sous couvert d’anonymat : « Contre notre volonté, Hendaye est devenue une ville espagnole. Ils ne sont pas déclarés, mais ils profitent du système. ». À l’entendre, ils envahiraient la plage et, pire encore, occuperaient les places de parking.
Une perception loin d’être généralisée. « Les plus intransigeants envers la population dite « espagnole », ce sont les Français qui viennent d’arriver. Ce n’est pas un sujet pour les Hendayais, souvent exilés du Franquisme. Chez nous, au Pays basque, ce sont aussi des immigrés, mais on les accueille comme les autres », jure Iker Elizalde, conseiller départemental abertzale ( « patriote » en langue basque).
Kotte Ecenarro, qualifié de « maire bétonneur » par son opposition, a été sanctionné aux élections municipales de 2008. « Ils ont joué sur la frontière. La peur de l’immigré. C’était violent », se souvient-il. En 2014, celui-ci a repris le bastion socialiste de la côte basque avec l’aide de la liste abertzale. « Nos réglementations sont très jacobines. De l’autre côté, ils sont autonomes. Hendaye sera toujours en France, mais la coopération transfrontalière est trop restrictive. On entend que les collectivités dépensent trop, alors que l’État paye à crédit ? Pour franchir la prochaine étape européenne, le gouvernement devra nous transférer de nouvelles compétences. Au Pays basque, nous sommes prêts. »