Tout sur l’étonnante conversation entre Julian Assange et Cédric Villani, en visite à la prison de Belmarsh

tout sur l’étonnante conversation entre julian assange et cédric villani, en visite à la prison de belmarsh

Tout sur l’étonnante conversation entre Julian Assange et Cédric Villani, en visite à la prison de Belmarsh

«В Over quotaВ !В В»

A l’accueil de la prison de Belmarsh, ce matin d’octobre 2023, l’employée a immédiatement rendu son verdict. « Prisoner Julian Assange » n’aura pas droit au livre que je lui ai apporté, il en a déjà trop. Comment peut-on avoir trop de livres ? Est-ce qu’un prisonnier qui lit trop de livres est un danger plus grave pour la société ? Je pense aux milliers de livres de ma bibliothèque personnelle qui ont accablé tant de déménageurs, et je me demande ce qu’en dirait l’administration. Pas le temps de trop me poser de questions, je dois continuer les formalités. Mon passeport est vérifié, ma preuve de résidence enregistrée, ma main tamponnée à l’encre invisible.

«В Vous ne pouvez garder avec vous que ceci.В В» CeciВ : un feuillet administratif qui joue le rГґle de laissez-passer et une petite pancarte Г  maintenir attachГ©e autour du cou, portant les mots « visiteur socialВ В» et le numГ©roВ 658462. Et tout le reste – Г©lectronique, stylos, papiers, portefeuille, carnet, veste, mouchoirs, gourde, sacs, journaux… – va dans le casier. Ah si, j’ai le droit de conserver sur moi un maximum de 25В livres — des livres sterling, pas des livres que l’on lit. Je me dГ©leste de tout, insГЁre la piГЁce de 1В livre dans le mГ©canisme Г  clГ© de la consigne, attends tranquillement qu’on me fasse signe. PrГЄt Г  pГ©nГ©trer dans un nouveau territoire.

Une prison, c’est un monde en soi. Avec son temps propre et son espace propre, ses laissez-passer, sa culture, son administration, ses rapports de force, son économie. Les prisonniers britanniques ont leur propre journal interne – rempli de témoignages d’évasions ratées, d’erreurs judiciaires, de nouvelles des prisons ailleurs dans le monde. Et dans quelques instants, je pénétrerai dans la plus célèbre prison britannique, His Majesty’s Prison Belmarsh, que l’on surnomma un temps le « Guantanamo britannique ». L’une des dix prisons de très haute sécurité (catégorie A) de Grande-Bretagne. Elle héberge certains des terroristes et serial killers les plus recherchés, et plus généralement des personnes dont l’évasion « ferait courir un grave risque » à la société. C’est là que survit Julian Assange, le journaliste le plus décoré du XXIe siècle.

«В Vous voyez la premiГЁre porte ouverte, lГ -bas, dans le grand bГўtiment de l’autre cГґtГ© de la courВ ? Vous pouvez y aller.В В»

Fouille au chien

Nous sommes une dizaine de visiteurs et visiteuses de tous âges, ce matin, à entrer par cette porte. Vérification des papiers et empreintes digitales. Attente sous bonne garde. Barrière. Examen de sécurité façon aéroport (plus grand-chose à déposer, mais quand même les chaussures et la ceinture). Fouille au détecteur de métaux. Fouille des semelles des chaussures. Fouille au corps. Examen de votre gorge, du dessous de votre langue, de vos oreilles. Fouille au chien, qui vient vous sauter dessus comme débordant d’affection. Examen de vos accessoires.

«В Les bracelets, c’est religieuxВ ? Vous pourriez les enleverВ ?В В»

Mes bracelets d’accès à la Fête de « l’Huma » ? Ah non, je n’appellerais pas ça une religion. De toute façon, je ne peux les enlever, à moins de les couper. Une supérieure est consultée, elle m’autorise à garder les bracelets suspects.

Etape suivante. Une porte. Une cour encadrée de très hauts murs. Une porte, deux portes. Nous sommes silencieux, en rang derrière un garde, comme de petits canetons bien sages derrière leur maman. Des cris quelque part, d’une personne au bord de la crise de nerfs. Dans les couloirs, de grandes affiches font la morale aux prisonniers, avec gros plan sur le visage d’une mère dont la vie s’est arrêtée, d’une petite fille qu’ils ont abandonnée. Et si vous avez

de la drogue, ou des objets interdits, c’est votre dernière chance de les déposer, les conséquences peuvent être terribles en cas contraire.

Julian Assange ou le prix à payer pour un journalisme « cypherpunk »

Finalement, après la dernière porte, voici le parloir. C’est un réfectoire comptant une cinquantaine de tables, rangées selon une grille régulière, fixées au sol avec les chaises qui les entourent. Les murs sont décorés de mots « sociaux » – foi, famille, amitié… Je récite à voix basse un poème d’Aragon, me disant que c’est probablement la première fois qu’il est prononcé dans ces murs et que c’est aussi notre mission de répandre la poésie. Examen de

mes papiers, de mes empreintes, pour la énième fois.

«В Ce sera la table C1, vous voyez, lГ -bas.В В»

Les prisonniers ne sont pas encore arrivés. Eux devront rester bien en place à la table qui leur est assignée, leur brassard jaune indiquant leur statut. Vous aurez le droit de vous mouvoir dans le parloir, pour aller acheter de menues consommations à la buvette. Pendant une heure et demie, vous allez être leur bouffée d’oxygène, leur lien avec la société des humains.

Je ne sais pas vraiment ce que voudra Julian, je vais au plus simple pour commencer. « Two coffees, please. » Ce sont les machines à café les plus lentes que j’ai vues de toute ma vie, et les employées le reconnaissent sans rechigner. D’autant plus rageant que « mon » prisonnier vient d’arriver et de s’installer à sa place. Que cela soit dit : la première fois où il est apparu, il n’y a pas eu de moment de regard lumineux entre nous, de moment magique hollywoodien où je me suis jeté dans ses bras. A ce moment j’étais bien englué dans la petite réalité, trépignant à attendre que nos cafés soient exprimés par une technologie lambine.

Une première fois, oui ! Pas ma première fois dans le monde carcéral, tout en froide lenteur et en barrières – ça m’est déjà arrivé d’y donner des conférences de vulgarisation scientifique, ou d’y effectuer une visite de député –, mais c’est la première fois que je rends visite en prison à quelqu’un qui compte pour moi.

Un air de sage des contes de Tolkien

Il faut sans doute que je m’habitue : le monde compte plus de prisonniers que jamais – 11 millions, selon les observatoires, les deux plus gros fournisseurs étant les deux grands empires économico-technologiques, Chine et Etats-Unis d’Amérique. La dernière lauréate du prix Nobel de la paix, Narges Mohammadi, croupit dans un cachot iranien ; l’un de mes collègues mathématiciens a tâté des geôles turques ; et ma route a croisé pas mal de journalistes et intellectuels rescapés de prison, sans parler des militants écologistes qui se font régulièrement coincer en garde à vue. En France aussi, d’ailleurs, nous avons plus de prisonniers que jamais, et la Cour des Comptes vient de publier un rapport accablant à cet égard. La prison est dans l’air du temps.

Mais ma première interrogation, bien sûr, c’est celle de toute personne qui rend visite à un proche en prison. Comment va-t-il ?

Pas très bien, visiblement. Embonpoint, air neutre, traits las, et comment pourrait-il en être autrement ? Cela fait plus d’une décennie qu’il n’a pu marcher dans une rue, ni sortir pour un événement culturel, ni grimper la moindre collinette. Pourtant, les longs cheveux blanc-blond donnent à son visage un air de sage des contes de Tolkien, et la robustesse de sa posture évoque un roc, plutôt qu’un homme défait. Je m’approche sans précipitation, enfin se fait le contact des yeux et l’on s’étreint longuement. On ne s’est jamais rencontrés, pourtant c’est comme un ami, on a déjà discuté par personne interposée, et je connais bien sa femme, ses enfants, son père. Mais il y a une autre raison, quasi biologique, qui motive l’étreinte : pour un prisonnier qui vit dans une boîte de 6 m², passe 23 heures sur 24 à l’isolement complet, et ne jouit d’une présence amie que deux ou trois heures par semaine, c’est le seul moment où il peut assouvir son naturel besoin de contact humain.

«В Merci d’être venu.В В»

L’accent australien est à peine perceptible – il blaguait qu’il perdait son accent déjà dans la réclusion à l’ambassade d’Equateur à Londres (sept ans). Et le ton est doux et calme. Ce n’est pas de la résignation mais l’économie d’un marathonien, qui sait qu’il doit ménager ses émotions pour tenir sur la durée – son calvaire dure depuis si longtemps déjà, et peut hélas durer longtemps encore.

«В Merci Г  toi. C’est nous qui devrions te remercier, tout le monde.В В»

Oui, nous devrions tous et toutes être reconnaissantes envers Assange. Aucun journaliste n’a révélé autant de scandales que lui. Crimes de guerre, corruption dans le monde de la finance ou de la politique, espionnage industriel, mise sur écoute de chefs d’Etat (dont trois présidents de la République française)… Interminable est la liste des puissants, des conspirateurs, des entrepreneurs véreux qui ont de quoi lui en vouloir. Mais les gigantesques campagnes de dénigrement menées par ses ennemis, la durée et la complexité des procédures ont réduit comme peau de chagrin l’équipe de ses soutiens actifs. Pour ma part, cela fait trois ans seulement que je les ai rejoints, clamant son sort injuste sur tous les toits, y compris au Parlement, avec François Ruffin et quelques autres – mais si j’ai un regret, c’est bien de ne pas avoir ouvert les yeux plus tôt.

« Avec l’affaire Assange, c’est la liberté de la presse qu’on menace »

Je lui dis que j’ai groupé ma visite avec un séjour sur l’île de Wight – lieu mythique pour les arts, la poésie, la photographie naissante, siège du plus grand festival de musique de tous les temps… Mais lui avait un autre angle, auquel je ne m’attendais pas !

«В Ah, l’Île de Wight, ils ont une prison dessus. C’est lГ  qu’est emprisonnГ© un ancien dirigeant yougoslave.В В»

C’est la première fois, mais pas la dernière, que Julian me surprend par son érudition. Oui, vous pouvez vérifier, Radovan Karadzic est enfermé sur l’île de Wight. Dans une prison de catégorie B, moins sécurisée que celle de Belmarsh. Mais Karadzic a seulement été jugé coupable de génocide et crimes contre l’humanité [commis lors de la guerre de Bosine (1992-1995)]. Il faut croire que le journaliste Assange est plus dangereux.

En vrai, quel symbole qu’il soit détenu précisément dans cette prison de Belmarsh. C’est par ici que l’on fabriquait les munitions qui partaient à la conquête du monde et maintenaient l’ordre et la terreur dans tout l’Empire britannique. Ici, le quartier de l’Arsenal – qui a donné son nom au fameux club de foot. Et la prison se situe tout près d’un gigantesque entrepôt historique de données d’Etat sensibles. Qui aurait pu imaginer un lieu plus chargé

de symboles pour incarcérer un pacifiste qui a osé se lever contre le dévoiement du secret-défense ?

« Persécution politique »

La conversation s’engage entre Julian et moi. J’ai l’habitude de prendre des notes sur tout et partout, mais cette fois je devrai m’en remettre à ma mémoire seule. Il est probable que notre conversation est discrètement écoutée, mais peu probable que j’aurai accès à l’enregistrement. Pas de plan bien organisé, on chemine d’un sujet à l’autre.

Et surtout pas la peine que je parle de son feuilleton politico-juridique : il sait par cœur tous les éléments et le monde entier les sait, du moins les personnes qui s’intéressent honnêtement au dossier. Voilà plus de deux ans que le professeur de droit humanitaire suisse Nils Melzer a fait paraître son ouvrage exhaustif, désormais publié en cinq langues ; la version française est sortie en 2022 sous le titre « l’Affaire Assange. Histoire d’une persécution

politique » (Editions Critiques). Une affaire dont il avait été saisi en tant que rapporteur auprès des Nations unies sur la torture et les traitements inhumains. A travers ces centaines de pages, Melzer a méthodiquement démonté tout l’écran de fumée qui enténébrait l’affaire – et qui l’avait lui-même trompé dans un premier temps. Il a mis en lumière un monde de sombres miracles où les dépositions sont modifiées sans le consentement de plaignantes, où des juges oublient subitement leurs procédures, où des conflits d’intérêts sont résolus par jeux d’écriture, où les démocraties occidentales trahissent au quotidien leurs Constitutions et leurs engagements. Travail soigneux, de longue haleine, qui n’a pas empêché le gouvernement britannique (pourtant partie prenante dans l’instruction) de qualifier dédaigneusement son rapport de « travail d’amateur ». Comment prendre au sérieux une démocratie occidentale qui rejette ainsi la voix claire et étayée des Nations unies, tout en brandissant les règles internationales quand cela l’arrange ?

Manifestation de soutien à Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, à Londres, le 10 décembre 2021. (NIKLAS HALLE’N/AFP)

Julian sait tout cela et sait que je le sais. Mais ce que je peux lui apporter, aujourd’hui, c’est de la discussion. Un contact humain, une stimulation intellectuelle, le temps d’une conversation – quelque chose de presque aussi précieux, pour survivre, que l’espoir ou l’eau potable. Julian et moi avons baigné dans le même bain culturel, avons été biberonnés à la culture scientifique-geek, on se comprend. Il a lu dans le texte les grands mathématiciens – Turing, G. H. Hardy ou « The Princeton Companion to Mathematics » de Tim Gowers. Quand je lui dis, en passant, que je conseille une entreprise de cryptage homomorphe, il sait très bien de quoi il s’agit. Julian :

«В Ha ouiВ ! Le cryptage homomorphe, je ne pensais pas que c’était possible. Alors pour me convaincre j’ai programmГ© un bГ©bГ© cryptage homomorphe. Juste la fonction +1. Genre le nombre d’amis.

– Ha ! Un bébé cryptage. Faut penser aussi à programmer la fonction -1, quand tu perds des amis.

– C’est comme le cryptage à clé publique. La première fois qu’on m’en a parlé, je n’y croyais pas.

– Pour le cryptage homomorphe, faut des compétences à la fois en algèbre et théorie des nombres et en analyse numérique.

– Et toi, tu as les deux.

– Non, non. Moi, je comprends l’analyse numérique, mais algèbre et théorie des nombres, ça m’est étranger. C’est rare de maîtriser les deux versants. Parmi les grands mathématiciens du moment, peut-être qu’il n’y a que Terry Tao à pouvoir le faire.

– Ah, Tao… Il était dans mon université, à Melbourne.

– Je croyais que tu étais de l’ANU [Australian National University, à Canberra] ?

– J’y suis allé aussi, un peu.

– Moi, j’y suis resté quelques mois, à Canberra, ils ont une équipe sur les EDP [équations aux dérivées partielles, une classe d’équations mathématiques] pleinement non linéaires, peut-être les meilleurs du monde. Il fallait que j’aille apprendre directement à leur contact. »

La conversation va et vient, multiplie les références à notre panthéon commun. On parle de Erwin Schrödinger, ses balades dans les montagnes tyroliennes, le forum de la construction européenne qu’il a fondé à Alpbach. De Heisenberg et sa conception de la technologie qui se reproduit comme un organisme. De G. H. Hardy et sa vision controversée des applications mathématiques. De l’intuition surnaturelle de Ramanujan. Ou encore de la sainte trinité de l’informatique, Turing-Shannon-Von Neumann, accomplissant la synthèse entre l’abstraction pure de la logique et les enjeux les plus concrets liés à la guerre…

Réflexion systémique

Petit coup d’œil de côté. L’air gêné, Julian interrompt la conversation doucement pour me demander si je peux aller lui chercher d’autres choses à boire et à manger, maintenant qu’il n’y a pas de queue à la buvette. Bien sûr, j’aurais dû y penser. Café. Chocolat. Des fruits. Julian chamboule la géopolitique, mais à cet instant il dépend physiquement de moi, son visiteur du jour. Lui, symbole de liberté, dans cet environnement infantilisant, est incapable de se nourrir seul. Heureusement que l’esprit est toujours là, et la capacité de rire – récemment, il a fait fuiter une cocasse lettre au roi Charles III, décrivant avec panache, sur le mode de la dérision et de l’humour noir, la triste vie à Belmarsh, sa nourriture infâme et ses suicides.

«Р’В Je souffre de ne pas pouvoir bouger. On a besoin de bouger, de marcher pour mettre ses idГ©es en mouvement. Mais je ne me plains pas. Soljenitsyne dГ©crit le goulag en SibГ©rie… Etre emprisonnГ© en SibГ©rie, cРІР‚в„ўest encore plus dur.

– Soljenitsyne, mais c’était un génie, le luxe de détails, l’érudition dans ses ouvrages !

– Il s’était confectionné un faux chapelet en boulettes de mie de pain.

(Julian égrène des doigts un chapelet invisible)

Ça lui servait d’aide mnémotechnique pour les chapitres de son livre qu’il conservait en vers dans sa mémoire…

– Un ami d’ami, emprisonné en guerre, a survécu en écrivant des poèmes dans sa tête.

– Pour moi, le plus dur, c’était les trois premiers mois ici, j’étais sans livres, et je partageais ma cellule avec un serial killer, je ne voulais pas lui parler. J’ai trouvé en moi les ressources… Je me suis mis à réfléchir à des choses si simples, à concentrer mon attention sur la géométrie élémentaire… repartant d’un triangle… indépendant de son orientation, de ses longueurs… un triangle que l’on peut décrire avec un seul nombre… J’ai reconstruit pour moi la géométrie la plus élémentaire, dans ma tête… Et petit à petit, de plus en plus complexe, jusqu’à reconstruire la relativité restreinte. »

L’emploi correct et sans effort des termes de « relativité restreinte » (special relativity), ou encore d’« équation de Vlasov » quand il évoque mon propre ouvrage, rappelle que Julian a une vraie formation de physicien. Dans un passionnant témoignage, son ancien camarade d’université Niraj Lal a expliqué comment la contribution de Julian a été d’importer dans le domaine de la démocratie la réflexion systémique chère aux scientifiques, l’analyse dimensionnelle qui sous-tend les cours de physique. Ayant reconnu la tendance du système à toujours concentrer l’information à son avantage, il s’est demandé comment la renverser structurellement. Donner aux citoyens davantage de contrôle, aux puissants plus d’obligations de transparence : et c’est bien pour cela qu’il a sa place dans une fameuse conférence programme du célèbre cryptographe Phillip Rogaway, « The Moral Character of Cryptographic Work ».

Snowden et Assange, liés par le destin jusqu’au sacrifice

Quand je lui demande ce que serait une bonne formation aux enjeux du journalisme d’aujourd’hui, il hésite, réfléchit, botte en touche : ce qu’il a pu faire, il l’a réussi parce qu’il pensait flux d’information et technique, mais il n’a pas la culture universitaire du journalisme, pas de conseils ou de consignes à donner. Et pas si sûr d’avoir encore son mot à dire, après tout.

« Je crois… que je suis devenu un symbole. Quelqu’un qui se lève contre le système. »

Il a dit ça sur un ton pensif, comme en s’excusant, comme si la prison avait anéanti la chair de son personnage public pour ne plus laisser qu’un squelette abstrait, désincarné. Pas question que je le laisse se dévaloriser.

«Р’ Г‡a peut ГЄtre trГЁs puissant, un symbole ou une image. Comme le manifestant seul face aux chars, place Tiananmen. Ou David contre Goliath.

– Et les gens sentent confusément que si Goliath gagne, ils perdent tout…

– Un symbole, c’est souvent bien plus important qu’un programme, en politique.

– Ah ah, moi j’étais un très mauvais politique. J’ai fait 1,2 % aux sénatoriales

[en Ausralie en 2013]… Il faut dire que je n’avais pas la tête à la campagne, plus occupé à aider à l’évasion de Snowden… C’est sans doute pour ça que je suis encore en prison aujourd’hui… »Cédric Villani : « Il est temps de reconnaître que Julian Assange est un prisonnier politique »

Une brume dans le regard, et on le comprend. Manning, Snowden, Assange – les deux lanceurs d’alerte et l’éditeur –, ces trois-là ont lié leur destin jusqu’au sacrifice. Quand l’administration américaine faisait du chantage à Manning pour qu’elle charge Assange en échange de sa libération, elle leur a répondu qu’elle préférerait mourir de faim que de dévier de la vérité. Et Assange a toutes les raisons d’être fier d’avoir facilité l’évasion de Snowden, l’homme qui a révélé l’espionnage de masse effectué sans mandat par la NSA et la CIA sur des millions de citoyens, américains et étrangers, présumés suspects sans raison. Interception de conversations téléphoniques, écoute des câbles Internet. Snowden était persuadé qu’il recevrait sans doute une balle dans la tête pour ses révélations, mais c’était quelque chose de plus grand que lui, il a laissé parler ses idéaux. Sans son héroïsme, l’Europe ne se serait jamais décidée à adopter le Règlement général de protection des données. Quand Snowden a demandé l’asile politique en France, la France a décliné, à deux reprises. Héroïsme de l’individu, couardise des Etats. Et rares sont les nations qui ont saisi les enjeux, enfermées dans leur propre petit jeu politique.

Julian Assange sur le balcon de l’ambassade d’Equateur à Londres, en mai 2017. (JUSTIN TALLIS/AFP)

Les acteurs d’une pièce de théâtre mondiale

Une garde passe pour dire que mon café doit rester recouvert à tout moment. Bonne remarque : dans mes mains puissantes, le gobelet de café sans couvercle pourrait être une arme redoutable.

«Р’В LРІР‚в„ўopinion publique australienne est pour toi maintenant, et pas seulement parce que tu es lРІР‚в„ўun des leurs.

– La politique australienne est superficielle, c’est une jeune démocratie. Mais il y a aussi du bon. »

Autour d’Assange, les Etats se positionnent, comme les acteurs d’une pièce de théâtre. Dans le rôle du persécuteur, les Etats-Unis. Mortellement vexés d’avoir vu exposés leurs crimes de guerre et leur délire techno-contrôleur. Dans le rôle de l’âme damnée zélée, exécuteur des basses œuvres, le Royaume-Uni. Prêt pour cela à trahir ses valeurs, ses règles constitutionnelles, sa glorieuse histoire, et à mentir, mentir, mentir encore par la voix de ses ministres. Dans le rôle des faibles, collaborant sous la pression, la Suède, qui a permis d’allumer la titanesque procédure juridique. Dans le rôle de l’ingénu, dindon de la farce, tenant à ses alliances mais souhaitant le retour de son brillant enfant turbulent : l’Australie. Et pour la France ? Le rôle des lâches qui détournent le regard. Que d’excuses minables j’ai pu entendre de la part de membres du gouvernement, pour ne pas s’occuper de Assange…

Comment WikiLeaks et Julian Assange ont éclairé les débats sur le numérique et la démocratie

«В Ah, tu sais, je prГ©fГЁre Snowden… » « On a un conflit d’intГ©rГЄts car un de nos ministres Г©tait son dГ©fenseur… » « Comment soutenir que la Grande-Bretagne n’est pas un Etat de droitВ ?В В» « Le contexte gГ©opolitique n’est pas favorable… » Aucun membre du gouvernement n’ose dire mot quand l’administration Biden rГ©clame l’extradition pour juger un journaliste australien, et utilise tous les tiroirs d’une loi contre l’espionnage de 1917 (Espionage Act) pour rГ©clamer 175В ans de prison (oui, vous avez bien lu). Histoire d’envoyer un signal au mondeВ : oГ№ que vous soyez, qui que vous soyez, si vous exposez des vГ©ritГ©s qui nous dГ©rangent, nous vous poursuivrons.

« Je leur dis que les livres sont mes amis »

Julian est le centre d’une pièce de théâtre mondiale, mais c’est aussi un humain qui souffre dans son corps. Je remarque que ses doigts ont du mal à éplucher la banane, je l’aide comme on aide un enfant maladroit. Et la discussion reprend. Julian n’est pas seulement un geek, comme on s’y attend il a aussi une solide culture politique. Il a lu dans le texte Churchill (

«В un bon Г©crivain mais pas une bonne personne, un oppresseur, et il a fait perdre beaucoup de soldats avec ses tactiques. C’est pour Г§a que les Г©lections lui ont Г©tГ© si dГ©favorables aprГЁs la

guerre »

), Soljenitsyne (« il faut absolument que tu lises “le Premier Cercle” ») ou Gramsci. On glisse vers l’anticipation et le fantastique, Philip K. Dick et Neil Gaiman… Assange et moi, on a connu les livres depuis notre enfance et on a grandi avec, ce sont des amis indispensables.

«Р’В Les livres. Heureusement quРІР‚в„ўils me laissent en lire maintenant. Je serais mort sans eux. JРІР‚в„ўen ai fait des piles dans ma cellule. JРІР‚в„ўai enlevГ© le lit, qui ne me servait Г  rien, jРІР‚в„ўai gardГ© juste un petit matelas, genre yoga, et lРІР‚в„ўespace gagnГ©, je lРІР‚в„ўai rempli de livres. De temps en temps, ils veulent me les enlever, les expulser. Je leur dis que ce sont mes amis.Р’В Р’В»

Je parle de Pavel Florensky, ce scientifique et penseur inclassable écrasé par les Soviétiques, qui ont été jusqu’à détruire sa bibliothèque. Je promets de lui envoyer ses écrits, s’ils sont traduits en anglais.

Plus que 5 minutes.

C’est fou comme c’est passé vite. Il me reste 5 livres à dépenser, je voudrais vite aller lui acheter quelques fruits de plus. Mais trop tard, ils ont déjà refermé la buvette. Damn them. Je fais le point avec lui, les auteurs que je dois vraiment approfondir, c’est Gramsci et Soljenitsyne. Il faut conclure sur une note d’espoir. J’insiste une fois encore sur le dévouement de ses amis lumineux à l’extérieur. Sylvie qui a transmis mon dossier à l’administration pénitentiaire et garde les enfants de Julian quand son épouse doit partir à l’étranger chercher en son nom tel ou tel prix remis au nom du journalisme ou de la liberté de parole. Niels, le bénévole qui a plaqué son job pour aider la cause et qui viendra me rejoindre à la sortie de prison pour enregistrer une vidéo témoignage. Et les innombrables qui ont conscience, précisément ou confusément, de l’investissement de ce David qui s’est engagé pour eux contre le Léviathan-Système.

Le visionnage de cette vidéo est susceptible d’entraîner un dépôt de cookies de la part de l’opérateur de la plate-forme vidéo vers laquelle vous serez dirigé(e). Compte-tenu du refus du dépôt de cookies que vous avez exprimé, afin de respecter votre choix, nous avons bloqué la lecture de cette vidéo. Si vous souhaitez continuer et lire la vidéo, vous devez nous donner votre accord en cliquant sur le bouton ci-dessous.

Lire la vidéo

C’est le moment de l’au revoir. L’étreinte sera encore plus longue qu’à l’arrivée. Je repars, rends le plateau-repas. Un dernier regard au prisonnier de la table C1, son brassard jaune à l’avant-bras. Déjà, il a repris son air stable et neutre. Toujours en course de fond. Je lève le poing gauche et il répond de même. La lutte continue, malgré tout. Me reviennent en tête les vers d’Eluard :

«Р’В Un homme… qui continue la lutte

Contre la mort contre l’oubli

Car tout ce qu’il voulait nous le voulions aussi

Nous le voulons aujourd’hui. » {{ inlineArticle(88352) }}

BIO EXPRESS

Né en 1972, Cédric Villani, mathématicien et membre de l’Académie des Sciences, a reçu la prestigieuse médaille Fields en 2010 et publié plusieurs ouvrages de vulgarisation scientifique. Elu député en 2017 sous l’étiquette LREM, il a rejoint Génération Ecologie en 2020.

OTHER NEWS

36 minutes ago

Maud was on a dream trip to Hawaii when she fell seriously ill. Her family are fighting to bring her home - after insurers refused to cover her for one cruel reason

36 minutes ago

Gambling ad pulled after A-League player appearing in it was charged over alleged betting corruption

36 minutes ago

Elizabeth Street, Sydney: Police officer is stabbed in broad daylight

37 minutes ago

Kristin Chenoweth, 55, reveals she was 'severely abused' in a previous relationship as she reacts to disturbing 2016 footage of Diddy assaulting ex Cassie Ventura

37 minutes ago

NHL releases schedule for Western Conference Final

37 minutes ago

Trump Wants to Shape Legal System for ‘50 Years' by Appointing Young Judges

37 minutes ago

Kai Cenat’s Elden Ring run hits 11 bosses and a lot of tears

37 minutes ago

Travel Indaba: Strategic partnerships in tourism highlights South Africa's potential as a film and music destination

37 minutes ago

Bigger, yes, but better? Pep Guardiola tweaks template for latest City kick to line

37 minutes ago

Soccer-Bayern end season in third place after 4-2 loss at Hoffenheim

38 minutes ago

Tornadoes in Australia are more common than you think

38 minutes ago

How Campbell is preparing for final Olympics

38 minutes ago

Kyrie Irving Makes NBA History in Game 6 Win over Oklahoma City Thunder

41 minutes ago

Northern Ireland minister Heaton-Harris will not stand for re-election as MP

41 minutes ago

Liverpool loan star completes FANTASTIC turnaround to end season with award

41 minutes ago

Soldier drug claims ‘of concern’: PM

41 minutes ago

How Pascal Siakam came up big as Pacers did the little things to force Game 7 against Knicks

41 minutes ago

Melissa Joan Hart Says It Was "Hard" Taking on More Dramatic Roles After Years of "Nickelodeon Acting"

41 minutes ago

Love sushi rolls? Try onigiri, the lunchtime upgrade that’s sweeping Melbourne

41 minutes ago

NBA Scouts Give Honest Review Of Bronny James After Draft Combine

43 minutes ago

Disneyland Resort Character Cast Members Vote To Unionize With Actors’ Equity Association

43 minutes ago

Jake Gyllenhaal Channels Fred From ‘Scooby Doo’ In Gross-Out Commercial For Apple Face ID

43 minutes ago

The Block gets planning approval to film in scenic regional Victorian town of Daylesford ahead of 2024 season

44 minutes ago

Bernardeschi scores three goals as rampant Toronto FC thumps CF Montreal 5-1

45 minutes ago

Israeli activist, former NFL linebacker tackle tough convos about antisemitism

45 minutes ago

Biden urges Atlanta voters to stand up against Trump: ‘He’s running for revenge’

45 minutes ago

Amazon’s Hidden Kitchen Outlet Has Tons of Early Memorial Day Deals—We Found 45 of the Best

45 minutes ago

Notre Dame Tight Ends Should Remain A Focal Point Under Mike Denbrock

45 minutes ago

A'ja Wilson Issues Strong Claim on Cameron Brink's WNBA Future

45 minutes ago

IB Nation Sports Talk: The Value Of Marcus Freeman's Notre Dame Contract

45 minutes ago

Kharkiv War Maps Reveal Russian Advances Along Front Line

45 minutes ago

‘Unhinged’, ‘crooked’: Trump and Biden trade barbs on campaign trail

45 minutes ago

Dominicans to vote in general elections with eyes on crisis in neighboring Haiti

45 minutes ago

As killings surge, Haitians struggle to bury loved ones and find closure in violent capital

47 minutes ago

Kejriwal throws arrest challenge to govt: ‘Will come to BJP HQ tomorrow, put in jail whoever you want to’

48 minutes ago

Irish business and rugby ‘giant’ Sir Tony O’Reilly dies aged 88

48 minutes ago

Anti-defection law: JJP writes to speaker seeking disqualification of 2 MLAs

48 minutes ago

Jon Lovitz: It seems the parties 'switched completely' on Israel

48 minutes ago

Fall From Grace: Cowboys' No. 1 Offense Takes Nosedive in Offseason Rankings

49 minutes ago

PM has refused to go into detail on reports soldiers drug claim before fatal parachute accident

Kênh khám phá trải nghiệm của giới trẻ, thế giới du lịch