Ross Douthat : "La France pourra peut-être un jour ramener l'Europe à la grandeur, Bruxelles non"
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le Premier ministre canadien Justin Trudeau, le président américain Joe Biden et le président français Emmanuel Macron, à la réunion du G7 de 2021.
Malgré une certaine prospérité matérielle, technologique et culturelle, les pays occidentaux montrent des signes d’essoufflement politique, économique ou encore spirituel. C’est ce paradoxe apparent que Ross Douthat, ancien rédacteur en chef de The Atlantic et chroniqueur au New York Times, se propose de résoudre dans son dernier essai.
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Dans Bienvenue dans la décadence, le politologue les quatre grands maux qui frappent l’Occident, tout en renvoyant dos à dos progressisme béat et catastrophisme apocalyptique.
Marianne : Pourquoi mentionner le 21 juillet 1969 en ouverture de votre livre, pour parler de la civilisation occidentale ?
Ross Douthat : Parce que l’alunissage est le moment où le grand projet exploratoire de la civilisation occidentale a atteint son apogée et trouvé sa limite – atteindre un autre monde pour la première fois, mais aussi découvrir que nous ne pouvions pas aller plus loin, du moins pour l’instant, et donc placer une limite à nos horizons qui demeure avec nous aujourd’hui.
« Les tendances dont traite mon livre ont commencГ© Г se manifester sГ©rieusement dans les annГ©es qui ont suivi l’arrivГ©e de l’homme sur la Lune. Р’В»
Le programme Apollo a été le point culminant des années de prospérité de l’Occident après la Seconde Guerre mondiale, le corrélatif technologique et héroïque des Trente Glorieuses. Mais il s’agissait également d’un tournant, car les tendances dont traite mon livre ont commencé à se manifester sérieusement dans les années qui ont suivi l’arrivée de l’homme sur la Lune : le ralentissement de la croissance économique et du progrès technologique, la fin du baby-boom et le déclin (et maintenant l’effondrement) des taux de natalité, le sentiment croissant de futilité et d’impasse dans la politique occidentale, le déclin de l’espoir religieux, l’abandon des explorations du monde réel au profit d’activités virtuelles et de consolations pharmaceutiques.
Comment définir la décadence ?
La décadence est l’état de stagnation, de dérive et de répétition à un haut niveau de développement économique, technologique et culturel. Comme l’a écrit Jacques Barzun, ce terme n’est pas une injure, c’est une étiquette technique, et il décrit un monde que nous connaissons tous aujourd’hui, dans lequel l’Occident reste riche et puissant – la décadence ne signifie pas l’effondrement – mais son sens de la confiance et de l’objectif s’est évanoui, et avec lui tout optimisme certain quant à l’avenir de l’humanité, toute ligne claire de progrès ou d’avancée.
« Elle se dГ©finit avant tout par le sentiment que les capacitГ©s humaines ont atteint leurs limites. Р’В»
La décadence signifie un monde où le progrès économique ralentit et déçoit, où tout le monde est désillusionné par les institutions politiques mais où personne ne semble savoir comment les réformer, où l’establishment est détesté et où les alternatives populistes semblent soit effrayantes, soit incompétentes, soit les deux, où les gens choisissent d’investir dans leur propre confort plutôt que de prendre des risques pour l’avenir – l’effondrement des taux de natalité en est l’indicateur – et où la vie intellectuelle et culturelle semble stérile, figée.
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Elle se définit avant tout par le sentiment que les capacités humaines ont atteint leurs limites et que seul un changement extérieur ou supérieur – le jugement du changement climatique, la descente des ovnis, l’avenir post-humain de l’IA – peut remettre l’histoire en mouvement.
Parmi les quatre maux de l’Occident, vous citez la stagnation. Qu’entendez-vous par ce mot ?
Tout d’abord, un ralentissement du progrès, tant économique que technologique, par rapport aux attentes des années 1950 et 1960. Cela signifie que les taux de croissance économique passent de 5 ou 6 % à 1 ou 2 %, que les taux de productivité stagnent, que les sociétés riches dépendent de plus en plus des dépenses déficitaires pour soutenir la croissance économique, alors qu’auparavant leur dynamisme propre aurait suffi, et que le progrès technologique se concentre de plus en plus dans un seul domaine – la technologie numérique, l’internet, le smartphone, et maintenant l’intelligence artificielle – sans les percées autrefois promises dans les domaines de l’énergie, des transports et de la médecine.
C’est l’histoire de l’économie des pays développés depuis les années 1970. Mais il y a une deuxième étape, que l’on voit déjà à l’œuvre dans certains pays (Italie, Japon, Grande-Bretagne, bientôt d’autres), où le ralentissement fait place à une véritable stagnation : les niveaux de vie ne progressent plus du tout et commencent même potentiellement à déraper avec le vieillissement des populations, la sclérose des institutions et l’engloutissement des dépenses publiques dans les retraites et les soins de santé. C’est dans ce monde que les pays développés deviennent des « pays en voie de développement », et c’est ce qui se profile à l’horizon.
Comment décririez-vous la répétition culturelle ?
C’est l’absence de nouvelles histoires, de nouvelles formes artistiques, de nouvelles idées et idéologies, et l’abandon incessant de formes plus anciennes sans réelle créativité ou innovation. C’est l’ombre de la génération du baby-boom qui plane sur tout, la façon dont ses histoires, ses idées, ses arguments et sa musique donnent encore le ton à la culture occidentale soixante ans après les années 1960.
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C’est ma propre Église catholique qui est coincée dans les mêmes débats sur la révolution sexuelle que ceux que nous avons eus depuis le Concile Vatican II. C’est le divertissement pop de la jeunesse des baby-boomers – Star Wars, Marvel et d’autres formes franchisées de divertissement de masse – qui prend le contrôle de Hollywood et fait de l’ensemble de l’industrie cinématographique une usine de suites pour les goûts des adolescents, rendant impossible le lancement du genre de films pour adultes qui dominaient la culture auparavant. C’est une gauche politique qui veut toujours revenir aux années 1960 et une droite politique qui veut revenir aux années 1980, même si ces deux époques sont désormais dans le rétroviseur.
Tout cela est ensuite ratifié et ancré par la mondialisation, qui universalise les répétitions de la culture pop américaine, et par les modes algorithmiques de création de culture, qui encouragent la conformité, la médiocrité et le retour au familier. Par exemple, l’ère de la musique en streaming n’est pas un âge d’or pour les nouveaux artistes ou les nouvelles chansons : au lieu de cela, l’algorithme pousse les gens vers ce que tout le monde écoute déjà, ce qui signifie inévitablement les Rolling Stones, les Beatles et Taylor Swift, et non la nouvelle chanteuse que vous ne connaissez pas.
« Je soupГ§onne que l’intelligence artificielle, qui prend tout ce qui est Г©crit sur l’internet, le remixe et nous le renvoie, ne fera qu’intensifier cette tendance. Р’В»
La culture Internet était le grand espoir de l’innovation culturelle quand j’avais vingt ans ; maintenant que j’ai la quarantaine, elle s’est clairement révélée à la fois superficielle – favorisant les clips vidéo plutôt que les films, les posts plutôt que les essais, les critiques plutôt que la philosophie – et profondément conformiste. Et je soupçonne que l’intelligence artificielle, qui prend tout ce qui est écrit sur l’internet, le remixe et nous le renvoie, ne fera qu’intensifier cette tendance : plus de boue, sous une apparence oraculaire.
« L’Union europГ©enne est devenue un cas d’Г©cole de dГ©cadence В», Г©crivez-vous. Qu’entendez-vous par lГ et pouvez-vous l’expliquer ?
De deux manières, économique et politique. Sur le plan économique, l’Europe présente tous les problèmes de stagnation décrits ci-dessus, plus que les États-Unis (qui se sont un peu libéré du malaise économique dans l’ère post-Covid). Son économie est conçue pour le statu quo, pour maintenir une culture muséale confortable, plutôt que pour la croissance et le dynamisme.
L’Union européenne est surréglementée et s’enorgueillit de l’être, elle est hostile à l’esprit d’entreprise et à la technologie, obligeant ses innovateurs les plus talentueux à partir ailleurs (généralement aux États-Unis), et ses taux de croissance sont tirés vers le bas par le vieillissement de la population d’une manière qui ne fera que s’aggraver au cours des prochaines décennies.
Politiquement, l’Union européenne est un projet qui a commencé avec une mission claire, une plus grande intégration économique, mais qui s’est retrouvé coincé à mi-chemin de l’intégration politique, bloqué dans sa tentative d’aller plus loin, mais également incapable de revenir en arrière. C’est un système qui n’a pas de sens en soi, qui présente les faiblesses de la centralisation (déficit de responsabilité démocratique, notamment) sans ses avantages (politique fiscale ou de défense unifiée), qui est suffisamment puissant pour inspirer toutes sortes de ressentiments justifiés, mais qui est manifestement incapable d’apporter une réponse unifiée à une crise économique ou politique.
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En fin de compte, toute sortie de la décadence européenne devra venir des nations, aussi affaiblies et atténuées soient-elles. La France pourra peut-être un jour ramener l’Europe à la grandeur, Bruxelles ne le fera jamais.
Quels sont les mérites de la décadence ?
C’est mieux que l’effondrement ! Une société décadente est, par définition, encore riche, puissante et raisonnablement stable. Ce n’est pas la Somalie, ni même la Russie des années 1990 ; il peut s’agir d’un endroit parfaitement agréable à vivre, pendant une période potentiellement longue.
La Nouvelle-Angleterre, ma région d’origine, est sans doute l’une des parties les plus décadentes de l’Amérique – beaucoup d’usines vides et de petites villes riches et pittoresques que la plupart des jeunes ont quittées – mais pour l’essentiel, c’est encore un endroit agréable à vivre. La décadence ne peut pas durer éternellement : à un moment donné, la stagnation se transforme en déclin et le déclin en effondrement. Mais elle peut durer un certain temps – et on peut généralement trouver des poches de vitalité dans une société décadente, des moyens de vivre une vie bonne et fructueuse, qui sont plus faciles à adopter dans des conditions de stabilité que dans des conditions de crise ou d’effondrement.
Alors que pour échapper à la décadence, il faut souvent une sorte de crise ou d’effondrement intermédiaire qui peut être extrêmement désagréable à vivre. Et si l’on essaie d’accélérer la crise, il n’y a aucune garantie que l’on obtienne ensuite un renouveau ou une renaissance dans un délai raisonnable ; parfois, on ne fait qu’empirer les choses. Par exemple, après les attentats du 11 septembre 2001, beaucoup de conservateurs et de libéraux américains pensaient que partir en guerre contre l’extrémisme islamique redonnerait un sens et un but à l’Occident et créerait un sentiment de mission nationale perdu depuis la guerre froide. Au lieu de cela, nous avons eu deux bourbiers en Irak et en Afghanistan, beaucoup de morts et de déstabilisation, et encore plus de malheur, de blocage et de futilité qu’auparavant.
« Il est Г©galement important de reconnaГ®tre qu’il y a pire que la stagnation pacifique. Р’В»
Il est donc important de critiquer la décadence, d’y résister, de chercher des voies pacifiques vers un monde plus vital, plus plein d’espoir et plus dynamique. Mais il est également important de reconnaître qu’il y a pire que la stagnation pacifique, et que de nombreuses portes de sortie de la décadence mènent très rapidement à un endroit pire.
Comment voyez-vous la Renaissance ?
Tout comme notre décadence n’implique pas un seul facteur dominant mais représente un enchevêtrement de différentes tendances, culturelles, économiques et politiques, toute renaissance reconnaissable impliquerait un grand nombre de choses différentes se produisant en même temps (comme ce fut le cas aux XVe et XVIe siècles !). Il ne s’agit pas seulement d’une reprise de la croissance économique, mais aussi de l’émergence de leaders transformateurs et de mouvements de réforme politique couronnés de succès.
Pas seulement des percées technologiques, mais aussi des changements sociaux spectaculaires qui découlent de l’influence de la nouvelle technologie – et idéalement quelque chose de différent des changements sociaux houellebecquiens que la technologie numérique nous a apportés, où les gens se replient sur les jeux vidéo et la pornographie, les cocons virtuels et l’aliénation induite par les médias sociaux. Pas seulement des progrès scientifiques, mais aussi de nouveaux courants intellectuels, de nouvelles musiques, de nouveaux mouvements littéraires, de nouvelles formes artistiques ; pas seulement de nouvelles découvertes en laboratoire, mais aussi de véritables renouveaux religieux.
« Il est Г©vident que la foi et la science suivent des voies diffГ©rentes et entrent en tension l’une avec l’autre. Р’В»
Ce dernier point est d’autant plus crucial que les Occidentaux ont été conditionnés à imaginer la religion et la science en profonde opposition, en combat permanent, l’une progressant aux dépens de l’autre. Or, une culture scientifique et une culture religieuse saines partent en fait du même principe, du même espoir : le monde et l’univers ont été créés pour que les êtres humains les découvrent et les explorent, l’ordre du cosmos est rationnel et se plie à nos efforts de compréhension et de discernement, il existe encore de grands secrets et de grandes vérités qui attendent d’être découverts par le chercheur sincère.
Il est évident que la foi et la science suivent des voies différentes et entrent en tension l’une avec l’autre, mais ce n’est pas une coïncidence si les époques de grands progrès technologiques ont souvent été des époques de véritable effervescence religieuse – la Réforme et la Contre-Réforme et les premières révolutions scientifiques se produisant ensemble, le revivalisme de l’ère victorienne coïncidant avec l’industrialisation.
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Ou, pour revenir au point de départ de cet entretien, ce n’est pas une coïncidence si l’Amérique de l’après-guerre qui a connu son dernier grand réveil du christianisme institutionnel est aussi celle qui a créé le programme Apollo et envoyé un homme sur la lune. C’est dans cette convergence que l’on trouve ce qui manque fondamentalement à une société décadente : un horizon ultime pour les efforts terrestres de l’humanité et un véritable sens de l’espoir cosmique.
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Ross Douthat, Bienvenue dans la décadence. Quand l’Occident est victime de son succès, trad. Peggy Sastre, Les Presses de la Cité, 336 p., 23 €