Pourquoi les "propos naïfs" de la secrétaire d'Hitler n'en sont que plus instructifs

Hitler traversant la frontière autrichienne en mars 1938.

François Kersaudy, historien et spécialiste du Troisième Reich, a préfacé et annoté la première édition française des mémoires de Christa Schroeder, une des secrétaire particulière d’Hitler. Il y voit un point de vue inédit sur l’évolution du Führer. Interview.

GEO Histoire : Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à ce texte de l’une des trois secrétaires personnelles d’Adolf Hitler ?

François Kersaudy : En 2013, j’avais consacré un chapitre de mon ouvrage Les Secrets du IIIe Reich (éd. Perrin) à la vie privée d’Adolf Hitler. Les sources fiables étaient assez peu nombreuses : des amis d’enfance comme le chef d’orchestre autrichien August Kubizek, des compagnons des premières heures comme Ernst Hanfstaengl, des amis de la famille d’Eva Braun comme le journaliste Nerin Gun, mais aussi l’architecte Albert Speer, le médecin Felix Kersten, et enfin ses trois secrétaires personnelles : Johanna Wolf, Traudl Junge et Christa Schroeder. Cette dernière est, selon moi, la plus intéressante, puisqu’elle a été au service d’Hitler depuis 1933 jusqu’au 20 avril 1945. Pourtant, ce n’est qu’en 1985, un an après la mort de cette femme, que ses souvenirs ont été publiés en Allemagne. Et en France, hormis chez les spécialistes de l’Allemagne nazie, personne ne s’était intéressé à ce formidable document.

Qu’avez-vous appris à la lecture de ce récit ?

En tant que dactylo, Christa Schroeder ne s’occupait que des proclamations du Führer et des courriers concernant les affaires internes du parti. Pourtant, elle était en permanence dans l’entourage d’Hitler. Elle décrit remarquablement l’ambiance qui a présidé à la Nuit des longs couteaux du 30 juin 1934, à laquelle elle a personnellement assisté. Un moment clé, où les dignitaires nazis se sont débarrassés des responsables de la SA, accusés de fomenter un coup d’État. Elle a aussi été témoin de quelques déclarations du Führer en matière stratégique, comme ce jour d’août 1941 où il assura que Moscou tomberait en quatre semaines et serait ensuite rasé.

Elle décrit davantage l’homme que le “leader” de l’Allemagne nazie ?

Oui. Aucun de ses traits de caractère ne semble lui avoir échappé, depuis sa galanterie toute viennoise avec les dames, jusqu’à son végétarisme obsessionnel, en passant par sa prodigieuse mémoire, ses insomnies, ses sautes d’humeur et ses innombrables phobies. Elle dresse le portrait d’un don Juan passablement névrosé. Elle confirme que la hantise des secrétaires, et du reste de l’entourage d’Hitler au cours de la guerre, était “l’heure du thé” : une réunion nocturne pouvant se prolonger jusqu’au petit matin, durant laquelle le Führer ressassait inlassablement ses aventures de jeunesse, ses exploits des “temps héroïques” précédant la prise de pouvoir, ses préconisations en matière de dressage des chiens et ses diatribes contre les mangeurs de viande, qualifiés de Leichenfresser, des “bouffeurs de cadavres”. Quelques jours avant la fin de la guerre, elle a assisté à la destruction des papiers personnels d’Adolf Hitler au Berghof et elle a pu récupérer une centaine de ses dessins ainsi que quelques éléments de sa correspondance privée.

Quelle valeur historique peut-on accorder à ce témoignage ?

Il est fiable puisque les notes de Christa Schroeder datent des événements eux-mêmes. Ayant peu d’idées préconçues et aucun intérêt pour la politique ou les questions militaires, elle enregistrait passivement des faits bruts dont elle ne connaissait ni les tenants ni les aboutissants, et ses propos, naïfs, n’en sont que plus instructifs. Elle évoque énormément Ernst Röhm et Martin Bormann, deux hommes d’influence auprès d’Hitler pour qui elle a travaillé plusieurs années avant la prise de pouvoir du Führer en 1933. Son jugement sur Bormann est d’une candeur désarmante. Elle écrit qu’il “n’était pas l’éminence grise de l’entourage d’Hitler mais l’un des rares nationaux-socialistes propres, incorruptibles et impitoyables dans son combat contre la corruption”. Or s’il est malaisé de définir ce qu’est un “national-socialiste propre”, il est en revanche aisé d’établir que Martin Bormann a été le plus corrompu et le plus malfaisant de l’entourage proche d’Hitler !

D’une façon plus générale, quel regard portez-vous sur cette femme qui a traversé la période la plus trouble de l’histoire allemande ?

Christa Schroeder a reconnu que si la proposition d’embauche au secrétariat du Führer avait émané de la direction du Parti communiste, elle y aurait répondu avec tout autant d’allégresse. Dans une Allemagne en pleine crise économique, elle s’estimait heureuse d’avoir été sélectionnée parmi 87 candidates… Par la suite, accompagnant le Führer dans tous ses déplacements, elle s’est bien souvent plainte du manque d’informations extérieures, dans un environnement que le général de la Wehrmacht Alfred Jodl décrivit comme étant “à mi-chemin du cloître et du camp de concentration”.

En Allemagne, bien des spécialistes ont mis en doute le fait que Christa Schroeder ait tout ignoré des massacres perpétrés par les nazis à cette époque. Je pense, pour ma part, que c’est possible. Il faut comprendre qu’à la chancellerie, comme au quartier général, de telles choses ne pouvaient être mentionnées qu’à mots couverts et dans un cercle très restreint. Cercle auquel une dactylo ne pouvait avoir accès. Comme d’innombrables Allemands, Christa Schroeder a été aspirée dans un tourbillon vertigineux. Mais à la différence de la plupart, elle s’est retrouvée pendant douze ans dans l’oeil du cyclone. Son témoignage était, jusqu’ici, resté inaccessible au lecteur francophone.

C’était mon chef, de Christa Schroeder (éd. Perrin, 11 avril 2024).

➤ Article paru dans le magazine GEO Histoire n°74, Le nazisme et les femmes, de mars-avril 2024.

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