Polars : nos coups de cœur de mai
Polars : nos coups de cœur de mai
«Â En mai, fais ce qu’il te plaît. » Et ce qui nous plaît, c’est lire des polars. Du majestueux opus de Davide Longo, lauréat de notre prix Le Point du polar européen, au très flippant Alexis Laipsker en passant par le truculent Benoît Philippon qui, après le carton de Mamie Luger (EquinoX, 2018), récidive avec un enquêteur sénior haut en couleur, nous en avons pour tous les goûts. Et nous donnons ce mois-ci une mention spéciale à l’universitaire Natacha Levet, spécialiste des littératures de genre, qui publie un essai fouillé, accessible et passionnant sur le roman noir français. À l’attaque !
La mélancolie du flic maudit
emL’Affaire Bramard/em, de Davide Longo, traduit de l’italien par Marianne Faurobert (JC Lattès – Le Masque). © DR
L’Affaire Bramard, de Davide Longo, traduit de l’italien par Marianne Faurobert (JC Lattès – Le Masque). © DRIl nous avait tapé dans l’?il en 2013, lors de la sortie d’un petit bijou de noirceur passé trop inaperçu : L’Homme vertical (Stock). Un roman postapocalyptique dans une Italie qui se refermait sur elle-même, au gré d’un conflit dont on ignorait les contours. Un homme devait la traverser pour mettre les enfants de sa compagne à l’abri. C’était beau, violent, terrible. Le voici enfin de retour, et en majesté, avec ce polar classique, premier tome d’une trilogie dont le deuxième est sorti quasiment dans la foulée (Les Jeunes Fauves). Classique au sens noble du terme : son héros, Corso Bramard, est un ancien flic mis au tapis par le meurtre de sa femme et la disparition de sa fille. Elles ont été victimes de l’Automnal, un tueur en série ayant pour signature de marquer le dos de ses victimes d’un entrelacs artistique d’entailles au couteau.
Désormais enseignant, Bramard vit seul, entouré de ses fantômes, dans la campagne turinoise, pratiquant l’alpinisme comme on flirte avec la mort, lisant comme on le fait pour oublier la vie. Chaque année, il reçoit une lettre du tueur qui s’ouvre sur les paroles d’une chanson de Leonard Cohen. Mais cette fois, la lettre contient un cheveu, qui mène Bramard, enquêtant avec son ancien collègue, Arcadipane, vers l’unique victime survivante de l’Automnal, rendue à demi-folle, vivant parmi des religieuses. Davide Longo polit avec douceur le bloc de marbre de l’enquête, épousant les veinures et les aspérités d’une intrigue nourrie d’obsessions, de cauchemars et d’emprises ? des hommes sur les femmes, des forts sur les faibles, des spectres sur le monde. Superbe. Élise Lépine
«Â L’Affaire Bramard », de Davide Longo, traduit de l’italien par Marianne Faurobert (JC Lattès ? Le Masque, 288 p., 22,50 ?). Prix « Le Point » du polar européen.
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La bible du noir
emLe Roman noir. Une histoire française/em, de Natacha Levet (PUF). © DR
Le Roman noir. Une histoire française, de Natacha Levet (PUF). © DRAh, le roman noir français ! Pierre Siniac, Jean-Patrick Manchette, A.D.G. ou, plus récemment, DOA ou Hervé Le Corre? On adore. Mais d’où sort-il exactement, qui l’a inventé, et dans quelles sources plonge-t-il ses racines ? On a longtemps pensé qu’il était né en 1945, avec la mythique Série noire des éditions Gallimard, sous l’influence des romans hardboiled américains. La chercheuse en littérature et spécialiste des fictions criminelles Natacha Levet démontre, avec cet ouvrage passionnant, que l’histoire du roman noir est plus complexe, plus riche et plus vaste qu’on ne le croit.
Remontant au roman gothique anglais, puis au roman-feuilleton du XIXe siècle, au polar américain puis au western, elle démêle la « pelote » que forme le roman noir français, ses influences multiples, ses ramifications nombreuses, son souffle social et politique, ses chapelles, ses tendances et ses maîtres. Il était grand temps que sorte un ouvrage de référence, accessible et solide, sur l’or noir de notre patrimoine littéraire. É.L.
«Â Le Roman noir. Une histoire française », de Natacha Levet (PUF, 408 p., 22 ?).
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Confessions d’un espion
Kim Philby est une légende. Celui que prend John Le Carré comme modèle pour sa Taupe a servi le MI6 de Sa Majesté pendant trois décennies et, en même temps, par conviction communiste, l’URSS. Dans cet exceptionnel témoignage, son journal, publié une première fois en 1968 alors qu’il a fui à Moscou, on découvre son parcours époustouflant dans l’Espagne franquiste, au c?ur de Londres pendant le Blitz ou au Moyen-Orient. On a peur, avec le plus célèbre des agents doubles, de se faire démasquer à tout moment.
Celui qui fut le correspondant des services secrets britanniques aux États-Unis raconte la rivalité de la CIA avec le FBI dans les années 1950 et de très nombreuses opérations clandestines plus ou moins glorieuses. Comme celle-ci, alors que Philby, patron du bureau d’Istanbul du MI6, forme une cellule destinée à infiltrer la Géorgie soviétique à la manière de la baie des Cochons (avec le même résultat). Ou encore ces tentatives de préparer une insurrection en Ukraine soviétique avec l’aide des anciens fidèles de Stepan Bandera. L’histoire n’est jamais loin de l’actualité. Romain Gubert.
«Â Ma guerre silencieuse », de Kim Philby (Éditions Nouveau Monde, 326 p., 8,90 ?).
Papi fait de la résistance
L’auteur Benoît Philippon. © DR
L’auteur Benoît Philippon. © DRQui n’a pas lu Mamie Luger, l’immense succès de Benoît Philippon, publié en 2018, a raté un phénomène. L’écrivain y imposait sa patte singulière dans le polar français : une héroïne centenaire et énervée, des scènes d’action très pulp, de la romance, une obsession pour le droit des femmes. Depuis, chacun de ses romans mêle un franc divertissement à un titillage en règle de nos consciences. L’écrivain revient avec un nouveau héros improbable : Papi Mariole, sosie de Jean Rochefort, ancien tueur à gages prisonnier de son Ehpad et de la maladie d’Alzheimer.
En cavale pour terminer son ultime mission (mais laquelle ? Il ne sait plus), il croise la route de Mathilde, hantée par une histoire « d’amour » qui a fait d’elle un bout de viande dans une sordide sextape. L’alliance de ces deux-là dézingue à toute berzingue. Et leur histoire trouve son chemin jusqu’à nos c?urs, qu’elle mord au passage. Mémorable ! É.L.
«Â Papi Mariole », de Benoît Philippon (Albin Michel, 368 p., 19 ?).
Les aristos sur le billot
En Galice, des travailleuses modestes sont assassinées. L’affaire préoccupe Lucia Guerrero, enquêtrice à la Guardia civil, que l’on retrouve ici pour le deuxième tome de ses aventures. Seulement voilà : un autre meurtre à lieu, à Madrid cette fois. La victime ? Une milliardaire. Le message laissé sur un mur de la scène de crime ? « Tuons les riches. » L’affaire devient la priorité numéro 1 du gouvernement, bousculé par un peuple que ce slogan séduit. Tandis qu’un seul enquêteur piste le tueur en série de Galice, toute l’équipe de Lucia, rapatriée derechef à Madrid, s’active pour sauver les jet-setteurs en péril. L’imagination diabolique de Bernard Minier explose dans ce thriller musclé et rythmé. Elle entraîne dans son sillage de grandes inquiétudes de notre temps : lutte des classes, violence des réseaux sociaux, haine des femmes. Chez Bernard Minier, l’angoisse a plusieurs visages et un paquet de cordes à son arc. É.L.
«Â Les Effacées », de Bernard Minier (XO, 418 p., 22,90 ?).
Diableries !
emD’entre les morts/em, d’Alexis Laipsker (Michel Lafon). © DR
D’entre les morts, d’Alexis Laipsker (Michel Lafon). © DRMon premier est un nez, mon deuxième une oreille, mon troisième une jambe. Mon tout forme un cadavre, celui d’une femme. Sauf que les morceaux qui la composent proviennent de huit victimes. Le commissaire Venturi, dit « Cow-boy », découvre ce corps monstrueux et cherche, avec l’aide de sa collègue psycho-criminologue Olivia Montalvert, dite « Menthe à l’eau », à mettre la main sur l’âme tordue qui a composé pareille chimère. Pendant ce temps-là, une mystérieuse jeune femme, Esther, se met au vert dans une maison isolée, où d’inquiétantes présences ne tardent pas à s’inviter. Les suspects potentiels qui hantent ce thriller très sombre portent le nom de Lilith, la mère de tous les démons, ou de la Dame blanche? Intrigue retorse, atmosphère étrange, poussées d’adrénaline : l’auteur du Mangeur d’âmes, fraîchement adapté au cinéma, se hisse au sommet du polar horrifique. É.L.
«Â D’entre les morts », d’Alexis Laipsker (Michel Lafon, 400 p., 20,95 ?).