Lettre ouverte à Charles Michel : « Prenez en compte les réflexions de la société civile »
Lettre ouverte à Charles Michel : « Prenez en compte les réflexions de la société civile »
Monsieur le Président du Conseil européen, cher Charles Michel,
Nous vous écrivons dans le cadre de la préparation du programme stratégique 2024-2029 de l’Union européenne que vous pilotez en tant que Président du Conseil européen, programme que doivent adopter les chefs d’Etat et de gouvernement les 28 et 29 juin prochains dans la foulée des élections européennes. Celui-ci constitue un agenda de travail pour la période 2024-2029 qui s’impose aux institutions de l’UE dans le cadre des traités. Ce programme se traduira de manière concrète par des lois et des actions de l’Union européenne et des Etats membres et aura un impact majeur pour la vie de chaque citoyen.
Vous avez engagé la consultation des chefs d’Etat et de gouvernement et prévenu que vous prendrez en compte les travaux des institutions de l’UE. Vous avez également souligné dans une lettre aux chefs d’Etat et de gouvernement qu’il était important de hausser le niveau d’ambition de ce programme dans un contexte de bouleversements géopolitiques et stratégiques sans précédent. Vous avez rappelé que, durant ce dernier quinquennat, le Conseil européen avait dû relever des défis existentiels comme la grande pandémie, avec des conséquences économiques, sociales, sanitaires et industrielles considérables, qui a donné lieu au grand emprunt de 750 milliards d’euros. La guerre menée en Ukraine par la Russie avec des conséquences socio-économiques, géopolitiques et militaires majeures pour l’Europe a amené le Conseil européen à envisager un nouvel élargissement de l’Union.
7 semaines pour relever d’immenses défis
Les premiers travaux préparatoires de cet agenda stratégique ont été rendus publics. Ils ne nous paraissent pas prendre suffisamment en compte les mutations profondes de la société européenne de ces dernières années ni surtout se révéler suffisamment audacieux. C’est souvent le cas des premiers travaux préparatoires et il reste seulement sept semaines pour que l’ambition du programme stratégique soit à la hauteur des immenses défis qui sont devant nous.
Au-delà des travaux des institutions de l’Union, nous aimerions vous inviter à prendre en compte les travaux menés par la société civile et le monde des idées et plus généralement les préoccupations communes des citoyens de l’Union européenne, comme vos prédécesseurs l’ont fait. Le programme stratégique ne doit pas être l’unique reflet des priorités des seuls dirigeants de l’Union européenne mais aussi celui des intérêts des citoyens européens dans leur diversité.
Dès l’automne 2016, dans la foulée du référendum britannique, les Présidents du Conseil européen et de la Commission européenne avaient sollicité plusieurs rapports et initiatives qui ont contribué à nourrir le programme stratégique 2019-2024 que vous avez veillé à mettre en œuvre. Citons par exemple « La voie européenne pour un futur meilleur » du mouvement démocratique Civico Europa, rapport qui a été suivi de la consultation We Europeans, engageant 38 millions de citoyens dans les 27 pays et 25 langues de l’Union. Les résultats connus au printemps 2019 exprimaient des priorités claires et partagées des citoyens de l’UE en matière d’accélération de la transition écologique de la société européenne, de démocratisation avec un focus sur le respect de l’Etat de droit et une association plus directe et continue des citoyens au processus institutionnel européen, de protection en matière de droits et libertés en particulier dans les domaines sociaux, de régulation internationale notamment à l’égard des plateformes numériques. Ces travaux avaient été dûment pris en compte dans le programme stratégique de la période 2019-2024.
Répondre aux attentes de la société civile
Aujourd’hui, nous aimerions vous suggérer d’intégrer les enseignements de « Europe 2040 : Demain se construit dès aujourd’hui – Co-construire une puissance globale, durable et responsable » dans vos réflexions. Ce rapport remis le 23 mars dernier à la présidence belge du Conseil de l’UE constitue une contribution du Conclave à la préparation du programme stratégique. Il résulte des travaux non-partisans, trans-disciplinaires et intergénérationnels d’une cinquantaine de voix européennes influentes et audacieuses incluant aussi bien des dirigeants politiques de premier plan que des citoyens de l’Union, ayant participé à la Conférence sur le Futur de l’Europe et représentant la diversité des sensibilités de l’Union européenne.
Plus particulièrement, il y a trois enseignements sur lesquels nous aimerions attirer votre attention.
1. Une maturité nouvelle. D’abord, la maturité des citoyens européens pour transformer l’Union européenne en puissance de nouvelle génération, une puissance mondiale qui refuse d’être prise en étau dans la rivalité sino-américaine, tout en affirmant avec force son attachement au lien transatlantique, une puissance qui place au cœur de son réacteur la démocratie, le développement durable ainsi que la responsabilité qui doit être au centre de ses stratégies géopolitiques. Si elle se transforme, l’Union a les ressources et les moyens pour jouer à jeu égal avec les deux superpuissances que sont les Etats-Unis et la Chine, tout en développant et en assumant son ADN propre en matière d’économie de marché sociale et écologique, comme de démocratie. Cette maturité nouvelle a été rendue possible par la manière dont l’Union a surmonté les grandes crises de ces dernières années. Elle suppose que les Européens changent d’état d’esprit et se dotent de capacités de décision et d’exécution considérablement améliorées.
2. Les priorités. Le deuxième enseignement concerne les questions fondamentales et les priorités qu’il nous semble devoir être prises en compte. Il nous paraît essentiel que l’UE puisse être en mesure de mieux anticiper les grands défis des décennies à venir. La pandémie de covid-19 comme l’agression actuellement menée par la Russie en Ukraine pouvaient être anticipées. Cette anticipation aurait permis de réduire leur coût pour les citoyens européens. Aussi, nous avons identifié dix-sept questions fondamentales que le Conseil européen pourrait prendre en compte dans ses travaux préparatoires pour ne pas être pris au dépourvu mais au contraire donner le sentiment qu’il permet aux Européens de prendre en main leur destin. Ces dix-sept questions fondamentales renvoient à quatre priorités visant à construire cette puissance de nouvelle génération : L’affirmation géopolitique de l’Union européenne ; Un leadership scientifique, technologique et industriel de rang mondial pour mettre fin au décrochage technologique et économique, garantir une compétitivité et une prospérité européennes pour les décennies à venir ; Un nouveau modèle de développement garantissant la cohésion sociale s’appuyant sur la production de biens communs en matière de sécurité et défense, de santé, de climat, d’infrastructures numériques et énergétiques, d’éducation, de culture, d’agriculture… qu’aucun Etat membre n’a les moyens de mettre en œuvre seul ; Une nouvelle étape démocratique visant à renforcer l’Etat de droit, le pluralisme et le sens critique des citoyens en s’appuyant sur un espace public européen plurilingue et multinational, s’articulant avec les espaces publics des 27, et rendu possible par les derniers développements en matière de plateforme numérique et de traduction automatique. Il est clair que l’Union européenne devra adapter son budget et ses ressources pour répondre aux attentes accrues des citoyens.
3. La méthode européenne. Le troisième enseignement, c’est la méthode européenne qui requiert un changement d’état d’esprit. Il s’agit de la réviser radicalement pour mieux tirer parti des effets d’échelle permis par la taille de l’UE et mieux solliciter les parties prenantes au projet européen et en particulier les citoyens européens – qui souhaitent être associés de manière continue aux processus européens. La méthode doit également être une source d’accélération grâce à une analyse plus prospective et collective, une meilleure planification et une capacité de décision et de mise en œuvre considérablement améliorée dans une période d’accélération géopolitique et technologique sans précédent.
Ce rapport accessible à tous les citoyens a été présenté à la présidence belge du Conseil de l’Union européenne ainsi qu’aux chefs d’Etat et de gouvernement qui l’ont souhaité. Il circule largement dans les cercles économiques, syndicaux, civiques et culturels.
Nous sommes disponibles pour vous présenter à votre convenance et en présence de vos collègues du Conseil européen nos travaux issus de la société civile qui, comme le rappelait Bronisław Geremek, incarne la vitalité démocratique de l’Europe. La prise en compte de ces réflexions permet de renforcer la pertinence et l’utilité de l’Union pour nos concitoyens et lui apporter un précieux supplément d’âme. C’est aussi un levier pour lutter contre les tentations de repli sur soi et de nationalisme exacerbé, qui sont monnaie courante dans les périodes de bouleversements tectoniques.
*Guillaume KLOSSA, président d’EuropaNova et du Conclave, coordinateur du rapport ; Piero BENASSI, ambassadeur d’Italie, professeur à l’université catholique de Milan ; Jean-Pierre BOURGUIGNON, mathématicien, ancien président du Conseil européen de la Recherche ; Etienne DAVIGNON, ancien commissaire européen, président de Friends of Europe ; Philippe ÉTIENNE, ambassadeur de France, président de la mission du 80ème anniversaire de la Libération ; Aart de GEUS, ancien secrétaire général adjoint de l’OCDE ; Peter GRK, secrétaire général du Bled Strategic Forum ; Maria-Joao RODRIGUES, ancienne ministre, négociatrice finale de la stratégie de Lisbonne, du traité de Lisbonne et du socle européen des droits sociaux ; Grégoire ROOS, responsable du dialogue et de l’innovation politique de la fondation BMW ; Daniela SCHWARZER, politologue, membre du conseil d’administration de la fondation Bertelsmann ; Erika STAEL VON HOLSTEIN, directrice générale de Re-Imagine Europa ; Loukas TSOUKALIS, président d’Eliamep, professeur à Sciences-Po ; António VITORINO, ancien commissaire européen et ancien directeur général de l’Organisation mondiale pour les migrations.