À l'hôtel Lutetia, les destins brisés des déportés de la Seconde Guerre mondiale
Du 26 avril au 1er septembre 1945, cet établissement de la rive gauche sert de centre d’accueil, d’hébergement et de transit pour les déportés revenant de l’enfer concentrationnaire.
Les hôtels, en temps de guerre, hébergent souvent les belligérants. À Paris, les Allemands en avaient réquisitionné 530, bien moins que les Alliés à la Libération, qui en occuperont 770. Il en est ainsi du Lutetia, palace érigé en 1910 au croisement de la rue de Sèvres et du boulevard Raspail : ses façades Art nouveau ont abrité, de 1940 à 1944, l’Abwehr, les services de renseignements militaires allemands, avant de céder la place à des militaires alliés et français, puis d’être affecté, le 26 avril 1944, à l’accueil des déportés des camps de concentration récemment libérés ou sur le point de l’être.
Le ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés en rapatrie 1,5 million
Après le Débarquement, la France compte ses absents : 2,25 millions de prisonniers de guerre, travailleurs, déportés ou incorporés de force dans l’armée allemande demeurent captifs du Troisième Reich. Le gouvernement provisoire du général de Gaulle, qui succède à Vichy au cours de l’été, promet de les ramener. Un ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés est donc confié le 2 septembre 1944 à l’un des chefs de la Résistance, Henri Frenay*, qui en rapatrie, durant l’année 1945, 1,5 million en moins de cent jours. Le retour des suivants, dont des Alsaciens-Mosellans «malgré-nous» détenus par l’URSS, s’échelonnera sur plusieurs mois. Ce «ministère de la souffrance», comme l’appellera Frenay, tisse sa toile sur tout le territoire français : des structures d’accueil sont créées à Paris pour 320 000 rapatriés, pour 120 000 à Lille, autant à Longuyon, pour plus de 70 000 à Valenciennes, Mulhouse, Strasbourg ; pour plus de 50 000 à Sarrebourg, Marseille, Maubeuge, Jeumont, Charleville et Nancy…
En avril 1945, les Alliés s’apprêtant à rapatrier d’Allemagne 8 000 personnes par jour, sont réquisitionnés en catastrophe, rien que dans la capitale, «la caserne de Reuilly, le Vélodrome d’Hiver, les écluses Saint-Martin, pour en faire immédiatement des centres d’hébergement ; le Gaumont-Palace et le cinéma Rex (3 000 et 2 000 places respectivement), avec les troupes de variété qui s’y produisent, pour en faire des centres de transit où les rapatriés attendront leur passage au bloc Formalités, écrira Henri Frenay dans La nuit finira, mémoires de Résistance 1940-1945 (éd. Robert Laffont, 1973). L’hôtel Lutetia, sur la rive gauche [occupé par les officiers de l’état-major de l’armée], est également réquisitionné et sera réservé aux déportés.»
Le Lutetia, palace 5 étoiles, accueille des rescapés des camps de la mort
L’établissement parisien comprend 7 étages et 350 chambres, ce qui n’est pas de trop pour accueillir une partie des rescapés des camps de la mort – 40 000 au total – qui arrivent par vagues, au fur et à mesure de l’avance alliée : sur 63 085 résistants, otages, personnes raflées, opposants politiques et déportés de France vers les camps de concentration, plus de la moitié – 37 025 exactement – ont survécu. Et sur 75 721 Juifs embarqués vers les camps d’extermination, à peine 2 500 sont encore en vie. Au total, entre 18 000 et 20 000 de ces destins brisés transiteront par le Lutetia.
Pour les recevoir, le personnel de l’hôtel est resté sur place. S’y ajoutent des agents du ministère des Prisonniers, des médecins, des infirmières, des dentistes, des bénévoles, des membres du corps des auxiliaires féminines de l’Armée de terre, unité créée en 1944… Mais aussi des militaires des services de renseignements, chargés de détecter «l’ivraie, miliciens, membres de la Gestapo, dénonciateurs, travailleurs volontaires, écrit Olga Wormser-Migot, alors Olga Jungelson, future historienne affectée en 1945 au ministère des Prisonniers dans Quand les Alliés ouvrirent les portes… Le dernier acte de la tragédie de la déportation (éd. Robert Laffont, 1965). Ce n’est pas tant la prime de 1 000 francs, le tabac, le vêtement qu’ils guignent, mais le certificat de virginité que leur concéderait la mention “déporté politique” sur la fiche de rapatriement.»
Les premiers déportés sont accueillis avec les honneurs militaires, en présence d’officiers, une pratique qui ne durera pas. Débarquant au Bourget et Villacoublay, aux gares du Nord et de l’Est, ils arrivent amaigris, livides, épuisés par leur détention, état auquel s’ajoute un voyage retour difficile, et ils impressionnent les Parisiens. Parmi ces revenants, «beaucoup ont conservé leur uniforme rayé, signe distinctif et sceau d’infamie», écrira Jacqueline Fleury-Marié, déportée à Ravenbrück à l’âge de 21 ans, dans son ouvrage Résistante (éd. Calmann- Lévy, 2019). «Le 12 mai 1945, j’ai vu des hommes et des femmes revenir de l’horreur, témoignera Michel Rocard, alors scout affecté au service d’accueil de l’hôtel. J’ai décidé que je ferai de la politique.» Les rescapés des camps sont-ils reçus comme il le faut ?
Les rescapés sont nourris, soignés et interrogés
«DГЁs le hall, [les dГ©portГ©s] sont happГ©s par une machine qui se veut bien faisante Р’В», Г©crit Olga Wormser-Migot : aprГЁs un premier contrР“Т‘le dРІР‚в„ўidentitГ©, des plus sommaire puisquРІР‚в„ўils nРІР‚в„ўont plus leurs papiers, ainsi quРІР‚в„ўun examen mГ©dical parfois accГ©lГ©rГ©, ils sont douchГ©s, brossГ©s, Г©pouillГ©s au DDT (un puissant insecticide), puis conduits Г leurs chambres. Trois ou quatre lits pour les courts sГ©jours (quelques jours Г peine), chambres individuelles Р’В«pour ceux qui nРІР‚в„ўont plus de famille et dont la durГ©e de sГ©jour est indГ©terminГ©e Р’В», prГ©cise lРІР‚в„ўhistorienne Annette Wieviorka dans DГ©portation et gГ©nocide : entre la mГ©moire et l’oubli (Г©d. Pluriel, 2013). Les plus malades sont amenГ©s aux hГґpitaux de la SalpГЄtriГЁre et Bichat. L’hГґtel tourne Г plein rГ©gime. Certains jours, il faut servir jusqu’à 5 000 repas, dans un contexte de pГ©nurie. В«Un soir, surgissent l’ambassadeur du Canada et sa femme, M. et Mme Vanier, raconte Olga Wormser-Migot. Ils viennent voir ce qu’ils peuvent faire : “Il nous faut du lait, du riz, des confitures.” Quelques jours aprГЁs arriveront les prГ©cieuses marchandises affrГ©tГ©es du Canada par avion. Elles serviront Г confectionner d’énormes marmites de riz au lait pour les dysentГ©riques, pour les convalescents du typhus.В»
Malgré cet accueil, les arrivants ne s’extraient pas du traumatisme concentrationnaire. «Nous dormions dans des chambres de deux ou trois, toutes par terre, au pied des lits vides couverts de draps blancs, incapables de supporter l’accueil d’un matelas, racontera Marceline Loridan-Ivens, déportée l’année précédente à Birkenau à l’âge de 16 ans (Et tu n’es pas revenu, éd. Grasset, 2015, avec Judith Perrignon). Et nous ne pensions qu’à manger. Notre dos était encore là-bas sur les planches de la coya [châlit de bois à trois étages garni de paillasses où dormaient les déportés], notre estomac ici, nous étions démembrées, contradictoires.»
Ce n’est qu’un transit, les déportés repartent au bout de quelques jours, voire quelques heures, avec des vêtements civils – un autre luxe, en cette époque où tout manque. Il ne s’agit pas que d’héberger, de soigner, de nourrir. Dans des pièces divisées par des cloisons provisoires, les déportés sont soumis à un interrogatoire approfondi, non seulement pour identifier d’anciens «collabos», mais aussi pour compléter les listes de recherche des victimes du nazisme. Plusieurs d’entre eux se plaindront de ces questionnements. «On leur fait raconter leurs itinéraires, rappelle Olga Wormser-Migot. Ils ont perdu la mémoire des dates, ignorent le nom des Kommandos, ne connaissent leurs bourreaux que par des surnoms, ou des noms écorchés. […] Nous nous sentons misérables à leurs yeux.» Toujours est-il que «le Lutetia est devenu l’un des points d’attraction de Paris, indique Olga Wormser-Migot. Là, se ruent, avec les familles qui attendent les rapatriés, les badauds, mais aussi les bonnes volontés efficaces. […] Les scènes déchirantes de retrouvailles, de certitude qu’il n’y aura plus jamais de retrouvailles, se déroulent tout au long des jours.»
Les retours se raréfient à compter du mois de juillet. Jusqu’à ce que, le 1er septembre 1945, veille de la capitulation inconditionnelle du Japon qui clôt la guerre, le centre d’accueil du Lutetia ferme ses portes, sa mission accomplie. «Pourquoi le Lutetia est-il si important dans notre vécu ?, s’interrogera Gisèle Guillemot, déportée en 1943. C’est que, en vérité, notre deuxième vie a commencé là, dans ce lieu. Quand nous y sommes rentrés, nous n’étions que des matricules ; nous en sortions redevenus des citoyens.»
*Henri Frenay (1905-1988) fut le cofondateur avec Berty Albrecht du mouvement de résistance Combat. Il devient en août 1944 ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés du Gouvernement provisoire et coordonne le retour de plus de 2 millions de Français.
➤ Article paru dans le magazine GEO Histoire Hors-Série n°18, La Libération, de juin-juillet 2024.
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