"Cela a été un vrai choc de devenir Seigneur de Sercq" : nous avons rencontré Christopher Beaumont, le Seigneur de l'île anglo-normande

Lors de notre reportage à Guernesey, nous avons fait un bon dans le passé, à la rencontre de Christopher Beaumont, le seigneur de l'île de Sercq.

C'est à environ 1h30 en ferry de Guernesey que se trouve la jolie petite île de Sercq (ou Sark). Surnommée le "joyau des îles anglo-normandes", elle est réputée pour ses paysages spectaculaires : baies donnant sur une mer cristalline, sentiers côtiers, et jolies vues au sommet des falaises, avec en point d'orgue La Fenêtre dans le Rocher et La Coupée. Un endroit idéal pour passer une journée (ou plus) hors du temps.

C'est là, dans le café-restaurant situé au cœur du jardin de sa maison, que nous avons rencontré Christopher Beaumont, le sympathique seigneur de l'île, pour l'interroger sur son parcours.

Quelles sont vos missions en tant que seigneur ?

Christopher Beaumont : De nos jours il n'y en a plus beaucoup. Les pouvoirs et rôles officiels ont été transférés à un gouvernement, lorsque nous sommes devenus une démocratie en 2008. Mon rôle est presque entièrement cérémonial. Je parle par exemple aux journalistes étrangers qui viennent visiter notre île !

Auparavant, nous fonctionnions ici selon un système féodal similaire à celui que l'on trouvait en France, et qui a été introduit par Charlemagne. Le seigneur avait alors un vrai rôle de dirigeant. Mon père était président du comité seigneurial : il s'occupait des finances, il avait un droit de véto etc. Le système est resté quasiment inchangé pendant environ 400 ans, mais tout cela a été balayé en 2008.

Ce changement est-il une bonne chose ? Telle est la question ! Cela fonctionne très bien pour des pays de la taille de la France ou de l'Angleterre, mais ici, nous ne sommes que 500 personnes. Le système devait changer certes. Mais je ne suis pas sûr que ce nouveau système soit mieux que l'ancien.

Avez-vous l'impression que les habitants sont attachés à leur seigneur ?

Tous non, mais de manière générale oui. Parce que c'est ce qui nous rend différents ! Il y a cette volonté de manière générale dans le monde de devoir se conformer, faire pareil que les autres, y compris dans la manière dont les pays sont dirigés - l'Angleterre nous a imposé ce changement. Mais nous sommes fiers d'être différents. Sinon, ce serait terriblement ennuyeux !

En quoi l'île de Sercq est-elle spéciale ?

Ici, le rythme de vie est très lent. Il n'y a pas de voiture - nous nous déplaçons à pied ou à vélo -, ni cinéma ni théâtre, un seul supermarché, quelques restaurants seulement. Et pas de lumière pour éclairer les rues la nuit… donc les distractions sont peu nombreuses.

Contrairement aux habitants des grandes villes, nous ne nous précipitons pas et nous pouvons nous arrêter pour observer notre environnement. Cela permet de voir des choses que l'on ne verrait pas autrement, et qui sont tout aussi exquises. Ici par exemple, nous sommes habitués à observer les insectes et les oiseaux, à voir dans le noir, et à admirer les étoiles.

Les gens vivent-ils ici à l'année ?

Oui, mais certains partent l'hiver - c'est une période assez lugubre ! Mon conseil pour les gens qui voudraient venir s'installer est de venir d'abord y passer deux hivers. Le premier est toujours une aventure, mais durant le deuxième, on se dit souvent "Oh mon Dieu, mais c'est horrible !". Ou pas. Et si ça ne l'est pas, c'est que c'est peut-être un endroit pour vous.

Moi je reste principalement ici. C'est compliqué de laisser inoccupée une maison aussi ancienne - elle date du XVIe siècle -, car il y a toujours quelque chose à réparer.

Quelle a été votre réaction lorsque vous êtes devenu seigneur et que vous avez emménagé ici ?

Cela a été vrai choc ! J'étais responsable de l'ingénierie chez Rolls Royce dans la division "moteurs aéronautiques". Avant cela, j'ai servi pendant 25 ans dans l'armée britannique. Je vivais à Londres avec ma femme et mes deux enfants. Nous avions une vie sociale très dynamique. Mais tout s'est arrêté d'un coup, lorsque mon père est mort en 2016. Nous avons dû déménager sur l'île en 2017, et nous installer dans la demeure familiale, appelée La Seigneurie.

Comme vous l'avez compris, c'est un mode de vie complètement différent ici. Par exemple, lorsque vous voulez inviter des gens à dîner, vous ne pouvez pas anticiper votre menu. Vous devez faire en fonction de ce que vous trouvez dans le seul supermarché de l'île, en fonction du ravitaillement qu'il y aura eu. Et lorsque vous rentrez tard le soir, il vaut mieux être équipé d'une lampe torche !

Avez-vous un travail ?

Je suis le jardinier ! Je tonds beaucoup le gazon. Plus sérieusement, j'ai voulu améliorer la qualité du jardin qui entoure La Seigneurie, qui est ouvert au public. L'endroit peut même se réserver pour des mariages. J'y ai fait de nombreuses améliorations, comme la construction d'un amphithéâtre devant la maison, pour servir de décor à l'Opera Sark, un festival inauguré en 2015. J'ai également fait restaurer la tour de signalisation, et fait créer le jardin fruitier Le Pelley et les allées d'herbe. Et j'ai construit moi-même un pont passant au-dessus de l'étang, qui a été installé en 2023.

Mais non, je n'ai pas de travail à proprement parler. Je n'en ai d'ailleurs pas vraiment le droit. Je ne suis pas non plus autorisé à remplir l'un des rôles officiels sur l'île.

Qu'en est-il de vos enfants ? L'un d'eux vous succèdera-t-il ?

Dans notre famille, nous sommes seigneurs depuis six ou sept générations. Ce titre est dans notre famille depuis 1852 et est héréditaire. Les femmes peuvent aussi en hériter. Mon arrière-grand-mère, qui était l'aînée de deux filles, a ainsi été la Dame de Sercq.

Nous suivons les lois sur l'héritage de la famille royale d'Angleterre: des changements ont été apportés assez récemment. Avant, c'était toujours le premier fils qui héritait. Mais cela a été jugé injuste pour les femmes - et on en a la preuve avec la reine Elizabeth II, qui a fait un très bon travail ! Donc cela a été modifié. À ce moment-là, mes deux enfants étaient déjà nés - ma fille Sibyl est plus âgée de deux ans que mon fils, Hugh -, donc ce sera lui qui héritera du titre. Mais elle n'a pas l'air d'être mécontente de la situation !

Avez-vous rencontré des membres de la famille royale ?

Oui ! La reine Elizabeth II et son mari, le duc d'Édimbourg, sont venus, et le prince de Galles a dormi dans ma maison. La princesse Anne est venue récemment. J'ai aussi rencontré son frère, le duc de Wessex…

Ils viennent bien plus fréquemment dans les îles anglo-normandes que dans d'autres endroits anglais de taille similaire. Je pense que cela est principalement dû au fait que nous avons été occupés durant la Seconde Guerre Mondiale. L'Angleterre a été incapable de protéger les îles de l'invasion allemande - nous sommes tellement prêts de la France qu'elle ne pouvait rien faire. Mais nous avons été abandonnés, et je pense que c'est quelque chose qu'ils ont bien en tête.