Le Durmitor, l'une des dernières contrées sauvages des Balkans

le durmitor, l'une des dernières contrées sauvages des balkans

Certains pics du massif ont un profil si particulier qu’ils ont été affublés de surnoms par les Monténégrins – ici, La Selle des dieux.

C’est l’une des dernières contrées sauvages des Balkans. Dans ce massif reculé des Alpes dinariques, d’une beauté âpre, vivent une poignée de courageux qui savent rester humbles face à la puissance de la nature.

La mâchoire béante, les jarrets tendus, ce loup gris aux dimensions impressionnantes semble prêt à bondir sur la première proie qui passe. Nez à nez avec lui, on se surprend à être soulagé qu’il soit empaillé et prisonnier d’une des vitrines poussiéreuses du petit musée d’Histoire naturelle du parc national du Durmitor, dans la commune monténégrine de Žabljak. «Cette bête a terrassé un cheval en une seule morsure», prévient Mičan Kasalika, 43 ans, qui, lui aussi, est du genre costaud. «Bienvenue dans une contrée où il n’y a pas de place pour les faibles !», poursuit-il dans un éclat de rire tonitruant.

Avec sa carrure de bûcheron et ses paluches d’ogre, ce ranger à la voix caverneuse possède toutes les caractéristiques requises pour survivre au coeur de ce massif reculé des Alpes dinariques, non loin des frontières bosniaque et serbe. Crâne chauve, regard farouche, en treillis et bottines crantées, le colosse ne serre pas la main mais la broie, et chacune de ses phrases ressemble à un commandement guerrier, qu’il se fait fort d’accompagner d’une grande tape dans l’épaule, désormais démontée, de son interlocuteur – moi ! C’est que Mičan est né ici, «parmi les durs». Dans cette thébaïde balkanique, «l’homme n’a jamais été qu’un élément d’une nature qui le dépasse», remarque-t-il. Raison pour laquelle les Durmitoriens n’ont pas l’impression d’exagérer quand, à tout L bout de champ, ils se présentent eux-mêmes comme des gorski vuk, des «loups des montagnes».

Au cœur des montagnes sauvages

Pas besoin d’en rajouter. Le coin est aussi intimidant que sublime. Protégé depuis 1952 par un parc national qui s’étend sur 390 kilomètres carrés (il est deux fois plus petit que le parc national des Cévennes), inscrit depuis 1980 par l’Unesco sur la liste du patrimoine mondial, le Durmitor est un diamant brut, où s’épanouissent 1 325 espèces végétales, dont une quarantaine endémiques du Monténégro, et quantité d’animaux sauvages : loups, ours, aigles royaux, grands tétras… L’été, randonneurs et alpinistes s’ajoutent à la faune locale. L’hiver, on trouve une modeste station de ski, Savin Kuk, avec deux télésièges dans leur jus et trois tire-fesses d’époque yougoslave. À cinq kilomètres de là, à Žabljak, 1 900 habitants, seule ville digne de ce nom dans la région, il est possible de se loger et se restaurer dans des auberges douillettes où crépite un bon feu.

Malgré tout, il ne faut pas cinq minutes à celui qui débarque pour comprendre que la réalité est ailleurs : résider ici à l’année nécessite un goût forcené pour le silence et les forêts sombres. Comme le clame Mican Kasalika, avec une nouvelle tape dans le dos : «la sélection naturelle est sans merci». Et quand le gel tient tout entier le paysage comme dans un poing fermé, ce qui arrive parfois même au mois de juin, les habitants du cru s’amusent à comparer les lieux au… Tibet ! Une exagération de plus ? Pas vraiment. Avec 48 sommets de plus de 2 000 mètres, les altitudes ne sont certes pas extrêmes, et le point culminant, le Bobotov Kuk (2 523 mètres), n’est même pas la plus haute cime du pays. Mais le sentiment d’isolement, lui, n’a rien à envier aux confins himalayens. Les glaciers ont façonné des à-pics à verticalité brutale, qui forment comme une mâchoire de calcaire, tout en dents de scie, dont personne n’entre ni ne sort sans effort. Sans compter les immenses balafres taillées par les cours d’eau telle la Tara, dans le nord du parc, coulant sur 82 kilomètres dans les gorges les plus profondes d’Europe (jusqu’à 1 300 mètres). Entre le bord et le fond de ce vertigineux corridor, les aigles tournoient au-dessus d’une rivière si limpide que les autochtones l’appellent la «larme de l’Europe».

Des sommets où les dieux dorment

Dans le Durmitor, beaucoup de choses sont affublées d’un surnom, manière toute monténégrine d’apprivoiser l’environnement. Dans le nordest du massif, non loin du village de Bosaca, un imposant piton s’empourpre dès les premiers rayons de l’aube, de sorte que tout le monde le désigne comme la «Poutre rouge». Dans le Sud, une cime double ressemble à un harnachement de cavalerie : c’est la Selle des dieux, perchée à 2 227 mètres. Depuis le belvédère de Curevac, le regard plonge sur le canyon de la Tara, alors que tout autour émerge, floutée par les vapeurs d’eau, une estampe sombre. Voici la Crna Poda («pins noirs»), «forêt noire» des Balkans hérissée de ces conifères rarissimes vieux de 400 ans et hauts de 50 mètres.

Quant au massif du Durmitor lui-même, les Monténégrins soutiennent que les anciens Grecs y voyaient l’un des piliers du monde céleste, et qu’il tire son nom du latin dormire pour désigner «la montagne où les dieux dorment». À moins qu’il ne s’agisse du détournement d’un mot celte signifiant «l’eau de la montagne». Personne ne sait vraiment. Pas même Radomir Pavlovic, 55 ans, pourtant fin connaisseur de ce territoire. Casquette kaki, peau burinée du montagnard, lui aussi est employé du parc national, dont il se charge de faire respecter les règlements. Ce matin, il a déjà intercepté, copieusement injurié et verbalisé deux motards germanophones qui faisaient du cross en pleine forêt. «Strictement interdit», rappelle-t-il. Tout comme les balades en quad ou en motoneige, la pratique de la chasse, ou l’usage du drone. «Des lubies d’humains qui se croient chez eux, alors qu’ici, c’est tout le contraire : la plupart des espaces sont volontairement maintenus vierges, sans route ni sentier, afin que la faune puisse vivre en paix», grogne Radomir.

Depuis les années 2000, il fait partie des meneurs de la lutte contre les différents projets de barrages hydroélectriques sur la Tara et autres rivières, qui ressortent des cartons à intervalle régulier. «Si nous n’avions pas à chaque fois montré les dents, je ne serais plus là à vous faire admirer les gorske oci, les yeux de la montagne», estime le gardien. Encore un surnom ! Cette fois pour désigner l’infinie poésie des lacs glaciaires. Au nombre de 18, ces «yeux» essaiment un peu partout. Fascinantes pupilles écarquillées qui reflètent la course des nuages, les crêtes beurrées de givre, les couleurs changeantes de la végétation, puis se voilent l’hiver d’une épaisse paupière de glace. Ces plans d’eau épars sont interconnectés par un réseau souterrain alimenté par les rivières et quelque 800 sources naturelles. Ainsi, au fil de l’année, en fonction des dégels et de cette tuyauterie dont personne n’a encore percé les mystères, les «yeux» pleurent ou s’assèchent… Tous, bien sûr, portent un petit nom. Ici, le lac du Diable (Vrazje jezero) flottant comme un mirage au milieu d’une steppe rousse. Là, le Trolle d’Europe, en référence à ces renonculacées aux boutons d’or (Trollius europaeus) qui tapissent les rives au printemps…

Ici, on peut vivre toutes les saisons en une journée

Pour l’heure, la barque de Radomir progresse sur le très mal nommé lac Noir (Crno jezero), à l’eau… turquoise ! «Attendez l’averse, et vous verrez comme il devient lugubre», prévient le gardien, tout en ramant. Car c’est une autre vérité du Durmitor : les paysages sont sans cesse changeants. La biologiste Bojana Badnjar pourrait en parler des heures. «Combien de fois m’est-il arrivé de partir relever des traces d’animaux et de vivre en une journée toutes les saisons ?, raconte cette spécialiste des chamois. Ces montagnes regroupent des dizaines de microclimats et autant d’écosystèmes différents.» Mais elle n’en dira pas plus. «Nous communiquons le moins possible sur la faune que nous observons», s’excuse-t-elle. Question de préservation. En dehors des limites du parc, la chasse, passion nationale, reste en effet autorisée.

Difficile aussi avec un effectif de seulement 14 rangers d’empêcher le braconnage. Pas un mot donc sur ses protégés à cornes, régulièrement abattus par des contrevenants avides de trophées. Rien non plus sur les loups ou les ours. Mutisme encore sur les coins où s’épanouit la très rare loutre d’Europe, signe de milieux aquatiques en pleine santé, et sur ceux où le saumon du Danube, classé en danger d’extinction, a fini par trouver refuge. Régulièrement, sous la pression des professionnels du tourisme, des projets refont surface pour installer des tourelles d’observation en forêt ou développer sorties ornithologiques et safaris-photos… Mais les équipes du parc s’y opposent. Un choix radical salué par les experts de l’Unesco – même si, petit bémol, Žabljak voit pousser chaque année de nouveaux hôtels, aux dimensions toujours plus importantes.

Choux obèses, cochons et alcool de prune

Il faut dire que la petite commune est le point de départ d’une attraction à ne pas manquer : la Bague du Durmitor (Durmitorski prsten). Cette route panoramique dessine une boucle de 80 kilomètres. La balade se fait à la vitesse de l’escargot, en raison des innombrables virages, de l’étroitesse de la piste, des panoramas à couper le souffle, et aussi parce qu’en été, on n’y est pas tout seul. Mais l’itinéraire permet de rencontrer un spécimen rare : le Durmitorien des hauts plateaux ! Au total, quelques centaines de paysans et de bergers vivant en quasi-autarcie dans des villages dispersés… À Trsa, par exemple. À peine un hameau, échoué près de la fameuse route. C’est là, dans ce cul-de-sac de montagnes, qu’habitent Stevan Jokanovic, 52 ans, et sa femme Mia, dix de moins. S’arrêter chez eux, à 14  50 mètres d’altitude, c’est découvrir ce qu’est une vie loin de tout.

Il est 7h30 du matin. Le couple est debout depuis deux bonnes heures. Mia, assise sur un tabouret de bois au milieu de sa prairie, termine de traire sa vingtième et dernière vache. «Deux traites par jour pour obtenir 60 litres de lait, c’est tout juste assez pour faire mon fromage», souffle-t-elle. Stevan, lui, reconduit d’un pas lent le troupeau vers son enclos. Ses aïeux sont arrivés d’Albanie à une époque où l’Empire ottoman battait de l’aile, il y a plus de 150 ans. Classique destinée dans la poudrière balkanique : la famille a vite changé de nom pour se fondre dans le paysage, puis rien ni personne ne les forçant à quitter ce no man’s land, ils sont restés. Stevan lui-même n’est parti d’ici qu’une seule fois, pour son service militaire. Enfant, il vivait sans électricité et sans route. Aujourd’hui encore, «l’eau est distribuée par le paradis», dit-il en pointant un ancestral système de captage des pluies.

Pour le reste, la journée se passe à produire ce qu’il faut pour manger, et juste un petit peu plus pour le vendre au voisinage ou aux touristes. Le kajmak, fromage crémeux typique que Mia fabrique chaque jour, a d’ailleurs sa petite réputation dans le secteur. Une partie de la production est fermentée à l’ancienne, c’est-à-dire dans une peau de chèvre durant trois mois, ce qui lui donne cette puissante saveur fumée qui va bien avec la couleur brune des plaines alentour. Devant la maison, le couple soigne au quotidien des parterres de choux obèses, un champ de patates et un potager où pousse surtout de l’ail et de l’oignon.

Sous un abri de fortune, quelques porcs sont élevés pour la charcuterie, que les Jokanovic concoctent lorsque tout disparaît sous trois mètres de neige. Les vivres sont conservés dans un local bas de plafond et sombre comme une caverne, en compagnie d’une solide réserve de sljivovica, l’alcool de prune distillé maison. «Il est temps de boire et de manger, décrète justement Stevan, avant de servir l’eau-de-vie. Nos repas sont faits pour donner de la force».

Un confort rudimentaire

Cet après-midi, Mia montera au katun, une cabane d’alpage, perchée à 1 680 mètres sur le mont Ljeljenak. Ce lieu suffit à son bonheur, en dépit du confort rudimentaire : un simple toit triangulaire, comme une tente en dur, posé au milieu de la pâture. À côté, un abri fait de bric et de broc sert de cuisine et de salon avec un petit poêle à bois. Plus loin, des toilettes sèches dans une cahute, et une source d’eau glaciale pour se débarbouiller. L’été, c’est là que le couple vit avec les bêtes, et accueille quelques randonneurs, ce qui lui assure un complément de revenu.

Là-haut, Mia récolte aussi ses remèdes. Thym, gentiane et čuvarkuća (joubarbe), une plante utilisée contre les infections et les rhumes, mais qui, à ce qu’on dit, sert aussi à éloigner le mauvais oeil. Ici, il faut bien ça. « L’ hiver, si on tombe malade, on peut hurler avec les loups : aucun médecin ne bravera la neige pour nous aider, car les routes sont coupées», souligne Mia. Alors que l’on reprend la sublime balade panoramique, on se souvient, en frissonnant, de ce qu’avait dit Mican, le ranger aux mains de géant : au Durmitor, pas de place pour les faibles.

➤ Article paru dans le magazine GEO n°544, Monténégro, une nouvelle riviera en Méditerranée, de juin 2024.

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