Vincent Munier sur la réintroduction du grand tétras : « Un caprice des technocrates de l’environnement »

Vincent Munier sur la réintroduction du grand tétras : « Un caprice des technocrates de l’environnement »

Originaire des Vosges, Vincent Munier, photographe et documentariste multiprimé, a grandi aux côtés d’une friche et d’une forêt, capturant dès l’âge de 9 ans la vie sauvage qui peuple ces contrées. Il a vu les plaines s’assécher et une myriade d’oiseaux disparaître. La survie du grand tétras a été le combat de son père, Michel Munier, auteur de L’Oiseau-Forêt (Kobalann, 2022), un précieux recueil d’un demi-siècle d’affût dans la forêt des Vosges.

L’animal qui a prospéré sur le massif pendant plus de 10 000 ans a disparu. Les causes en sont bien connues, essentiellement les conséquences des dérèglements climatiques et un développement touristique intense. Le 26 avril, le tribunal administratif de Nancy rejetait le recours en référé de cinq associations vosgiennes qui contestent le projet de la préfecture de programmer le retour de l’oiseau, à partir de spécimens sauvages prélevés en Norvège.

Vincent Munier se trouve actuellement en Norvège pour un documentaire sur la forêt, non loin des équipes qui ont commencé à capturer les volatiles. Ce projet de réintroduction le consterne et le chagrine profondément, car il est convaincu que les conditions nécessaires à leur survie ne sont plus réunies dans ce territoire, autrefois leur habitat naturel.

Photographe de renom spécialisé dans la vie sauvage, Vincent Munier possède une compréhension unique des défis auxquels le grand tétras est confronté. © Jana Call me J/ABACA

Photographe de renom spécialisé dans la vie sauvage, Vincent Munier possède une compréhension unique des défis auxquels le grand tétras est confronté. © Jana Call me J/ABACA

Le Point : En général, vous militez en silence, à travers vos ?uvres qui célèbrent la splendeur de la nature. Pourquoi choisir de sortir de votre réserve ????????

Vincent Munier : Ma légitimité est relative. Le grand tétras m’a révélé toute la complexité de la forêt, dans laquelle il évolue et dont nous dépendons en partie. J’ai beaucoup de mal à être sûr de moi ; la nature est imprévisible. Il faut rester humble. Cependant, dans ce cas précis, je prends la parole car ce projet me semble insensé, une perte d’énergie et d’argent, et surtout éthiquement déraisonnable. Je suis loin d’être opposé aux réintroductions. Parfois, elles sont hyperefficaces, comme avec les vautours, le gypaète et le castor. Toute réintroduction nécessite de comprendre pourquoi l’espèce a disparu et d’assurer des conditions propices à son retour. Ce n’est pas le cas ici.

Il faudrait de plus grands espaces, du calme, des hivers un peu plus rigoureux

Que sait-on des populations dans les Vosges ?

Selon les derniers comptages effectués en 2023, il ne reste que trois poules totalement dispersées, et aucun mâle n’a été observé. En 2024, malgré l’utilisation de méthodes de comptage précises et de pièges photographiques, aucun contact n’a été établi avec la population. À ce stade, il est malheureusement juste de conclure que la population est éteinte.

Quelles conditions faudrait-il pour que cette réintroduction fonctionne ?

Ce n’est pas évident de le savoir parce que toutes les tentatives de réintroduction ont échoué partout, même en Écosse, dans le Cairn Gorm, où elles se sont révélées longtemps positives. Il faudrait de plus grands espaces, du calme, des hivers un peu plus rigoureux, et un milieu forestier qui leur convient. Même si c’est mal barré, nous ne sommes pas à l’abri d’un changement de climat. Je serais le premier à vouloir qu’il y ait encore du grand tétras dans les Vosges. Je suis un des premiers peinés parce que c’est toute ma vie. J’ai passé des centaines de nuits, mon père encore plus, à l’observer. Mais connaissant l’espèce, le projet est une grosse bêtise.

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Pourquoi le grand tétras est-il une espèce difficile à réintroduire ?

C’est une espèce boréale très sensible aux conditions météorologiques qui a besoin d’hivers rigoureux. Des conditions de plus en plus rares. Or, moins de neige, cela signifie moins de protection contre les prédateurs pour cette espèce qui vit quasi exclusivement au sol. Pour pallier ce problème, il est question de piéger les prédateurs, tels que les renards et les martres, dans les zones de relâchement. Je trouve cela honteux.

Pourtant, les porteurs du projet mettent en avant la « relative plasticité » climatique du grand tétras, soulignant sa présence dans les régions méridionales où il s’adapte aux températures plus élevées?

Dans le monde scientifique, cette approche est souvent qualifiée de « cherry picking » : on sélectionne uniquement les données qui vous arrangent tout en ignorant celles qui le contredisent. Il est vrai que des grands tétras sont présents dans le Sud, mais ils évoluent en haute montagne, bénéficiant d’un environnement plus paisible. Malgré cela, leur situation est dramatique et en déclin. Dans les Pyrénées, où ils constituent une sous-espèce, les populations occupent des espaces encore plus sauvages et montagneux, avec des altitudes plus élevées que dans les Vosges. Pourtant, elles subissent également des pressions importantes.

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Que nous enseigne cette histoire de réintroduction sur notre rapport au vivant ?

Elle soulève un cortège de questions, notamment celle du besoin d’avoir une espèce totem pour protéger un milieu. Pourquoi transloquer près de 200 coqs et poules dans un environnement où ils sont condamnés à périr ? Est-ce vraiment nécessaire pour préserver la biodiversité ? Nous pouvons préserver les milieux favorables à toutes les espèces sans recourir à l’introduction forcée d’une espèce totem qu’on va mettre sous perfusion. C’est vraiment un caprice des technocrates de l’environnement. Pourquoi un tel acharnement sur une espèce qui pour l’instant n’a plus sa place dans les Vosges ? On entend souvent dire que c’est un emblème de notre région. Cet attachement émotionnel nous empêche de prendre du recul sur la situation. Ce qui m’attriste le plus, c’est de voir les porteurs de projet s’engager malgré le doute quant à son succès. Comme l’a si justement écrit mon père dans son livre, L’Oiseau-Forêt, après plus de huit cents nuits d’observations sous un sapin, il est parfois nécessaire de faire le deuil.