Quand l’écrivain « technocritique » Alain Damasio infiltre la Silicon Valley

Quand l’écrivain « technocritique » Alain Damasio infiltre la Silicon Valley

Nous vivons une époque formidable. Du moins aux yeux de deux catégories socioprofessionnelles : les écrivains de science-fiction (SF) et les entrepreneurs de la tech, qui, dans leurs récits comme dans leurs innovations, travaillent une même matière : notre futur.

En 2004, Alain Damasio embarquait dans le sillage de sa Horde du Contrevent (La Volte) une génération de lecteurs qui n’osaient clamer trop fort leur amour de la SF ? car lire de la SF, ça faisait « geek », et donc « pas sérieux ». Quinze ans plus tard, la littérature de genre a meilleure presse.

Et l’événement éditorial de 2019 avait pour titre Les Furtifs (La Volte), plongée dans un futur proche que Damasio imaginait vampirisé par des multinationales ayant racheté les villes pour les quadriller en zones standard, premium et privilège, et passé au doigt des citoyens une bague servant d’interface avec leur environnement ? et collectant au passage leurs données les plus intimes. Une société futuriste dans laquelle, selon Damasio, nous vivons déjà.

« Battre le capitalisme sur le terrain du désir »

Pourfendeur du « technococon », dans la ouate duquel nous nous retranchons toujours davantage, l’écrivain se sait et se veut « technocritique ». Dans sa ligne de mire ? Les Gafam, ou l’avènement d’une « ère de l’information » dans laquelle Sapiens est déjà entré et dont nos données sont le nouveau pétrole.

Technocritique, Damasio ne l’a pas toujours été. Étudiant à l’Essec, ce sont les lectures de Deleuze, Foucault, Nietzsche, Baudrillard qui ont forgé sa conscience politique, plutôt radicale. En 2023, l’écrivain légitimait même la désobéissance civile et le sabotage à la radio publique. Afin d’expérimenter des modes de vie alternatifs, il a cofondé dans les Alpes-de-Haute-Provence une École des vivants ? « tout sauf un îlot clos et autarcique », précise le site Internet ? visant à « battre le capitalisme sur le terrain du désir ». Tout un programme?

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Début 2022, il embarque pour San Francisco, invité par la Villa Albertine, le programme de résidences aux États-Unis mis en place par le gouvernement français. Un voyage qu’il estime nécessaire pour mettre à l’épreuve sa position technocritique au c?ur de la Silicon Valley et, pourquoi pas, laisser sa chance à la tech.

D’autant qu’il n’est pas parfaitement athée en la matière : « évangélisé » à 21 ans par un Macintosh SE, il a épousé le « catéchisme de la Pomme » et n’a « jamais osé abjurer depuis ». « Évidemment que ?j’en suis?, comme nous tous, reconnaît l’auteur. À cette différence énorme, face à la génération des digital natives, que j’ai connu un monde sans smartphone, sans appli, sans courriel même, jusqu’à mes 25 ans environ, et que j’en tire, je crois, une analyse comparée de nos modes de vie avec ou sans le numérique qui est impossible pour les jeunes générations. »

La tech « dévitalise » les interactions

Au fil des sept chroniques rassemblées dans l’ouvrage, qu’il a tiré de ce pèlerinage techno, Damasio relate ses rencontres avec les acteurs du secteur et livre une approche sensorielle des lieux, du siège social d’Apple, « fait pour être vu du ciel », au quartier de Tenderloin, tristement célèbre pour son état d’abandon, dans lequel (sur)vivent les sans-abri.

«Ã‚ Les clochards de Tenderloin, écrit-il à leur sujet. Sans doute touche-t-on là au c?ur de ma technocritique : la tech, ontologiquement, conjure l’altérité. » Car, sous couvert de créer du lien à travers des réseaux sociaux aux algorithmes redoutables, la tech « dévitalise », « édulcore » et « neutralise » les interactions qui font de nous des animaux sociaux.

1969 Naissance à Lyon.

1999 Parution de son premier roman, La Zone du Dehors (Cylibris).

2004 La Horde du Contrevent (La Volte), qui reçoit le Grand Prix de l’Imaginaire en 2006.

2008 Il cofonde le studio de développement et d’édition de jeux vidéo, Don’t Nod Entertainment.

2019 Les Furtifs (La Volte), qui reçoit le grand prix de l’Imaginaire en 2020.

Et ce n’est qu’un début. Vous rêviez d’acquérir une Tesla ? En plus d’y laisser un bras, elle volera vos datas pour les revendre à des assureurs et alimenter le marché balbutiant des voitures sans chauffeur. Vous fantasmez devant l’Apple Vision Pro, ce casque de réalité mixte censé réinventer notre rapport au monde et l’« augmenter » en nous ? « Ce que ce casque fabrique est une anthropologie du corps assis, figé dans la mollesse des canapés et des sofas. C’est un corps solitaire qui n’a plus vocation à bouger, un morceau de viande sur un morceau de coussin, une chair électrisée de stimuli sonores et lumineux à laquelle on demande encore de presser l’index contre le pouce pour valider un choix. »

La « convivialité tiède » des cafés de San Francisco

Et « l’enjeu va bien au-delà, précise Damasio, car c’est la notion de frontière qui assigne les corps modernes à ne pas bouger. Jamais, par exemple, la gestion des flux migratoires n’a été aussi féroce. Jamais le franchissement des frontières et le contrôle des corps n’ont été aussi précis, tracés et biomaîtrisés, selon le principe d’une immunité maximale. Comme si le corps, porteur potentiel de germes, de virus, de maladies, de danger social ou politique, n’était jamais mieux accepté que lorsqu’il était confiné dans son technococon ».

Loin de se contenter d’un inventaire à la Prévert, Damasio contextualise ses observations et ses hypothèses dans le décor de « convivialité tiède » des cafés de San Francisco. Sa langue, quoique saturée de néologismes, se révèle d’une remarquable fluidité et nous permet, quel que soit notre niveau de maturité technologique, d’appréhender à quelle sauce nous allons être mangés ? à l’aune de la révolution de l’intelligence artificielle.

À LIRE AUSSI Cynthia Fleury : « Le silence est un facteur clé du bien-être de l’être humain »À notre tour d’être convertis par ses prophéties, révélant encore davantage la schizophrénie dans laquelle nos existences se débattent, convaincus que nous sommes d’abandonner, contre une promesse sanitaire et sécuritaire, une part de notre liberté. Et Damasio d’avertir : « Croire encore en la neutralité des technologies qu’on nous propose n’est même plus de la naïveté. C’est une faute politique. » « Un jour, on résistera, se risque-t-il dans l’une des rares lueurs d’espoir perçant sous sa plume. Mais pour l’instant, on subit l’avenir. Leur avenir. »

«Â Vallée du Silicium », d’Alain Damasio, Seuil, avril 2024, 336 pages, 20 euros.

À écouter lors du Festival du Livre de Paris au Grand Rex, le 14 avril à 16 heures, pour une lecture accompagnée d’un musicien.