Alain Delon : « Grâce à Jean-Pierre Melville, il a créé son mythe »

Alain Delon : « Grâce à Jean-Pierre Melville, il a créé son mythe »

«Â Maintenant, pour l’un comme pour l’autre, il est bon de prendre un certain recul. Il a besoin de travailler avec d’autres acteurs, et moi de travailler ailleurs. Dans quelque temps peut-être, dans quelques années, j’espère que nous nous retrouverons et que nous pourrons faire de très belles choses pour le spectateur. » Quand Alain Delon donne cette interview en 1973, le réalisateur Jean-Pierre Melville, qui lui a offert trois des plus beaux rôles de sa carrière, dans Le Samouraï, Le Cercle rouge et Un flic, est mort depuis un mois déjà. Mais pour l’acteur, c’est comme si le temps était resté suspendu.

«Ã‚ C’est l’épreuve du déni, c’est un Delon inconnu pour le grand public, le Delon mystique qui panse ses blessures », raconte Laurent Galinon, auteur et réalisateur du documentaire consacré au duo sacré Delon-Melville, diffusé ce samedi 24 février à 19 h 55 sur Ciné+. Le 2 août 1973, Jean-Pierre Melville (né Grumbach) est victime d’un infarctus au cours d’un dîner dans un restaurant parisien avec des amis. Alain Delon, alors en tournage dans le sud de la France, file à l’aéroport le plus proche pour prendre un hélicoptère de sa production. Il veut être au chevet de son ami le plus rapidement possible. Mais la météo le lui interdit : il saute dans sa voiture et traverse la France, de nuit, sans s’arrêter.

En apprenant la mort de Melville, Delon est comme foudroyé

Rémy Grumbach, neveu du réalisateur qui marquera les années 1960 avec ses polars sombres, raconte la scène de l’arrivée de Delon aux studios de la rue Jenner, dans le 13^e arrondissement. « Il apparaît dans son imperméable. En apprenant la mort de Jean-Pierre, il s’effondre devant la porte, comme foudroyé. Pendant des heures, il reste devant la porte. Les visiteurs l’enjambent sans savoir que c’est Delon. »

Cette histoire a bouleversé Laurent Galinon, journaliste cinéphile et auteur en 2022 de Delon en clair obscur (aux éditions Mareuil), au point d’en faire l’ouverture de son documentaire : « Elle révèle une amitié hors norme entre deux hommes qui ont le sens de la fatalité et un rapport à la mort exacerbé. Elle donne aussi un supplément d’âme à Delon. »

À LIRE AUSSI La beauté de Delon suggère une tristesse profonde

Cette nuit-là, l’acteur de 38 ans vient de perdre plus que son réalisateur fétiche. Un frère, un père, un double. Quand Jean-Pierre Melville lui offre le rôle de tueur à gages Jeff Costello, dans Le Samouraï en 1967, la popularité de l’acteur n’est plus à faire. Dans Plein Soleil, Rocco et ses frères et Le Guépard, sa beauté solaire a marqué le public. Tout comme son idylle avec Romy Schneider.

Comme l’explique Laurent Galinon, Melville va le révéler à lui-même. « Delon ne voulait pas d’un énième rôle de bellâtre. Pour Le Samouraï, Melville a trouvé l’instinct de mort qu’il portait en lui. » Dans les décors épurés et les lumières bleutées des studios du réalisateur, Delon l’instinctif se dévoile, sombre, silencieux, solitaire. « À partir de ce film, l’acteur va être dépassé par sa propre mythologie, par son soleil noir », ajoute-t-il.

À LIRE AUSSI Affaire Delon : Hiromi Rollin, histoire d’une femme bafouée

Jusqu’alors, leur histoire se résumait à des rendez-vous ratés. Alain Delon avait refusé L’Armée des ombres pour se consacrer à sa carrière hollywoodienne ? qui ne dure finalement que neuf mois. Mais, après René Clément et Luciano Visconti, il cherche un nouveau mentor, et trouve en Jean-Pierre Melville un père spirituel dans le cinéma. « Nos rapports sont tellement forts que tout est d’une facilité déconcertante pendant les tournages », confie l’acteur dans une archive. L’artiste est quant à lui le double fantasmé de son réalisateur. Fasciné par le côté « mauvais garçon » de Delon, il rêve même d’accompagner son comédien au 36 Quai des Orfèvres pendant l’affaire Markovic (du nom de son factotum retrouvé assassiné en 1968).

« Ils emmerdent le monde ! »

Dans le documentaire, des proches de Melville, son neveu Rémy Grumbach, le romancier Philippe Labro et le journaliste Éric Neuhoff soulignent un point commun entre le cinéaste et sa « muse » : « tous les deux, ils emmerdent le monde ! ». Grands admirateurs du général de Gaulle ? Delon collectionnait écrits et photos ? ils partageaient l’expérience de la guerre. En Indochine pour Alain Delon, qui avait ainsi fui sa famille, en Afrique et en Italie avec les forces françaises libres pour Jean-Pierre Grumbach (qui choisit le pseudonyme de Melville dans la résistance en hommage à Herman Melville, l’auteur de Moby Dick).

Le scénariste et écrivain Bernard Stora, assistant réalisateur sur Le Cercle rouge en 1970, rappelle la grande fidélité de Delon. « Quand Gian Maria Volontè quitte brusquement le tournage après une colère de Melville, qui était loin d’être facile, Delon le rattrape à l’aéroport », et sauve le film. Delon, lui, ne fait ni esclandre ni caprice de diva. « Avec Melville, la bête Delon est domestiquée. L’acteur se fond entièrement dans l’univers du réalisateur. C’était une rencontre programmée par le destin. Ils sont si complices que, sur le plateau, ils n’ont même pas besoin de se parler », insiste Laurent Galinon.

Alain Delon protège la veuve de Melville

Mais Melville ne supportera pas les envies d’émancipation de son acteur fétiche. Jean-François Delon, frère de l’acteur et assistant réalisateur sur Un flic, dernière collaboration du duo, se souvient : « Votre frère n’est plus avec moi, il est avec l’autre », lui confiera Melville, telle une épouse trompée. Delon prévoit en effet de tourner à nouveau en Italie.

Homme d’affaires, producteur, sa carrière se fait désormais sans son mentor. Ils ne se verront plus. « C’est resté un poids, raconte Jean-François Delon devant la caméra. Il aurait voulu réparer ces années gâchées. » Avec Mireille Darc, Alain accueillera à Douchy la veuve de Melville et veillera à la protection de ses intérêts financiers. « La parole donnée est la base du code d’honneur de Delon », rappelle le journaliste Laurent Galinon.

À LIRE AUSSI Affaire Delon : le clan du Samouraï

Philippe Labro se souvient de la tristesse de son ami lors d’une projection privée du Samouraï en version mastérisée. « Il m’a saisi le bras. J’ai senti que Melville vivait encore en lui et il m’a déclaré : ?Je sais qu’à ma mort les journaux titreront Le Samouraï est mort.? » Une épitaphe qui sonne étrangement à l’heure où Alain Delon, 88 ans, au c?ur de conflits familiaux, apparaît encore et toujours dans une grande solitude.

emDelon-Melville, la solitude de deux samouraïs/em, diffusé sur Canal+, le mercredi 24 février à 19 h 55. © Matthieu Bailet

Delon-Melville, la solitude de deux samouraïs, diffusé sur Canal+, le mercredi 24 février à 19 h 55. © Matthieu Bailet