Renaud Van Ruymbeke est mort, une vie contre vents et magouilles
Renaud van Ruymbeke à Bruxelles, le 3 octobre 2006.
On ose espérer qu’une page ne se tourne pas, celle de la lutte anticorruption, avec la disparition de celui qui en fut la figure emblématique. En tant que juge d’instruction, Renaud Van Ruymbeke aura lessivé plus d’un parti politique à la fin du siècle dernier, auscultant les finances occultes du PS (affaire Urba, en 1992), du PC (affaire Gifco, en 1994) comme du PR (affaire Fondo). Outre des condamnations tombant comme à Gravelotte, son activisme aboutira à deux choses qu’il n’avait sûrement pas préméditées : le financement public des partis politiques, leur épargnant désormais de recourir à divers expédients parfaitement illégaux, et la suppression du terme «inculpation», remplacé par une bien plus seyante «mise en examen». Ecopant au passage de ce commentaire en 1992 d’un Laurent Fabius, ex-Premier ministre socialiste, qu’on aura connu mieux inspiré : «S’il continue à être plus antisocialiste qu’anticorruption, il pourrait y avoir une affaire Van Ruymbeke.»
Son parcours fort singulier au sein de la justice française avait pourtant mal commencé. Jeune diplômé de l’ENM (Ecole nationale de la magistrature) en 1975, il est nommé juge d’instruction à Caen. Lui tombe très vite dessus l’affaire Robert Boulin, alors ministre du Travail promis à Matignon, mais mis en cause par le jeune magistrat pour une vente litigieuse d’un terrain à Ramatuelle (Var) afin d’y construire sa résidence secondaire. En 1979, Boulin est retrouvé mort dans un étang de la forêt de Rambouillet. Suicide ? A son domicile, on retrouvera cette lettre s’en prenant à «un jeune juge dont la malveillance est évidente». Suivez son regard…
Appel de Genève contre les paradis fiscaux
Renaud Van Ruymbeke s’en remettra, se passionnant plutôt pour les affaires politico-financières, surtout à partir de sa nomination au Tribunal de grande instance de Paris en 2000. Symbole d’un siècle nouveau ? Une fois les partis politiques gavés de subventions, restent tout de même les financements de train de vie personnel (Patrick Balkany, Jérôme Cahuzac…) ou ceux de campagnes présidentielles (Edouard Balladur, entre autres). Ou encore les boîtes noires de vente d’armes.
Il aura donc encore du pain sur la planche. Avec peu de succès dans l’affaire des frégates de Taiwan – un contrat signé en 1991 –, jonchée de cadavres sur fond de partage de commissions occultes très importantes, se heurtant au secret-défense obstinément brandi contre lui, et devant finalement se résoudre à prononcer un non-lieu. Avec plus de réussite dans l’affaire Elf, singulier éclairage sur les dessous de la Françafrique. Et mijote toujours dans les coursives sa vaste enquête sur des ventes d’armes en Arabie Saoudite (Sawari II) ou de sous-marins au Pakistan, ces vastes foires aux (rétro) commissions.
Tout à son souci de traquer les flux offshore à travers la planète, exprimé notamment dans le désormais célèbre Appel de Genève, cosigné en 1996 avec six homologues européens en vue de mieux lutter contre les paradis fiscaux, Renaud Van Ruymbeke trébuchera sur l’écueil Clearstream, société financière du Luxembourg. Un ancien dirigeant d’EADS un poil complotiste lui fournira en 2004 un listing bancaire – comprenant notamment le nom de Nicolas Sarkozy – qui s’avérera totalement frelaté. Mais le juge d’instruction avait accepté de le recevoir hors de tout cadre procédural, comme un repenti de la mafia menacé de représailles… Convoqué devant le CSM (Conseil supérieur de la magistrature) en vue d’une sanction disciplinaire, en il sortira blanchi huit ans plus tard, grâce à la solidarité de la plupart de ses pairs.
Pognon sans frontières ni surveillance
Renaud Van Ruymbeke peut alors retourner à ses dossiers, avec quelques infidélités passagères aux affaires politico-financières, tels les transferts douteux du PSG entre 1998 et 2003 (230 millions d’euros), ou la mise en examen de Xavier Niel en 2004 pour proxénétisme aggravé (il obtiendra le non-lieu) et recel d’abus de biens sociaux (il sera condamné à deux ans de prison avec sursis) concernant un de ses «peep-shows». Le juge détaillait les prestations proposées à certains clients des anciens peep-shows de Xavier Niel – «variétés de contacts physiques» – avec le même détachement que pour des transactions sous les cocotiers. Niel a d’ailleurs rendu hommage a celui qui l’ «a mis en prison» pour recel d’abus de bien sociaux. «“Mordez la ligne jaune, mordez-la bien, mais ne la dépassez pas.” : c’est le meilleur conseil que j’ai reçu. L’homme qui m’a mis en prison et qui me l’a donné est mort», a-t-il écrit sur X.
Mais en intraitable endurci, à l’indépendance chevillée au corps («L’avantage, quand on vous trempe au départ dans l’eau bouillante, a-t-il pu dire, c’est qu’ensuite vous ne sentez plus l’eau tiède»), il reviendra tel Sisyphe au même sujet : le pognon sans frontières ni surveillance. Comme dans cette ordonnance de renvoi en correctionnelle des époux Balkany, en 2018 : «Ils ont mis en place de multiples sociétés offshsore permettant de constituer un patrimoine occulte, en ayant recours à des prête-noms, les faits étant réitérés à grande échelle.» Ou celle de Rifaat al-Assad, oncle du dictateur syrien, la dernière qu’il eut à signer avant de prendre sa retraite en 2019 : «Il a mis à l’abri un patrimoine immobilier important (100 millions d’euros), via des sociétés abritées dans des paradis fiscaux.» Un quart de siècle après l’Appel de Genève, rien ou si peu n’a donc changé. C’est le temps de la relève.
Mise à jour à 19h40 avec la nécrologie de notre journaliste.