Quand Renaud Van Ruymbeke dénonçait « les dérives » du Parquet national financier
ll avait refusé de renvoyer Nicolas Sarkozy en correctionnelle dans l’affaire Bygmalion (pour laquelle l’ancien président a été condamné le 14 février en appel à un an d’emprisonnement, dont six mois avec sursis), laissant à son confrère Serge Tournaire le soin de signer, seul, l’ordonnance qui avait valu à l’ex-chef de l’État de comparaître pour « financement illégal de campagne électorale », aux côtés de treize autres prévenus.
Le juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke, disparu ce vendredi 10 mai, était trop respectueux de l’institution qu’il avait servie durant quarante-deux ans pour s’étendre publiquement sur son désaccord avec le juge Tournaire, avec lequel il avait travaillé en binôme sur ce dossier brûlant ? et qui les avait conduits à se brouiller définitivement. Nous recevant pour la sortie de ses mémoires, en 2021 (Mémoires d’un juge trop indépendant, éditions Tallandier), « VR », comme on le surnommait jusqu’à sa retraite en juin 2019, s’était contenté de ce commentaire laconique : « Je ne veux pas interférer avec le cours normal de la justice. Je dirai simplement que c’est un devoir de ne pas signer quand on n’est pas d’accord. »
À LIRE AUSSI Renaud Van Ruymbeke : « Être libre, c’est ne renoncer à rien »
Toute l’éthique du juge Van Ruymbeke tenait dans ce refus d’associer son nom à une décision qu’il ne partageait pas, quitte à se voir reprocher par ses pairs de manquer à son « devoir de solidarité judiciaire » (lui préfère parler de « corporatisme », une attitude qu’il exècre et qualifie de « fléau »).
«Ã‚ ÃŠtre indépendant, pour un juge, c’est d’abord ne pas avoir de souci de carrière en tête, de manière àpouvoir agir librement, confiait-il. C’est aussi se sentir libre vis-à-vis des enquêteurs, des parties [défense, accusation, victimes] et garder un recul nécessaire pour apprécier les situations de la façon la plus objective possible, même si on ne l’est jamais totalement. Être indépendant, c’est instruire àcharge et àdécharge ; c’est être capable d’écouter et de douter, deux qualités difficiles, que l’on soit juge ou non. » Dans son livre, il avait choisi de reproduire cette citation de Jean Jaurès : « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire. » Quitte àdéplaire àses semblables.
Pour la séparation de la magistrature entre siège et parquet
Sur « l’affaire des fadettes », révélée par Le Point en juin 2020, Renaud Van Ruymbeke s’exprimait sans détour : « Pour moi, il s’agit clairement d’une dérive, même si la démarche n’est pas illégale. Éplucher les relevés téléphoniques d’un avocat ou d’un magistrat, je ne l’aurais jamais fait. On peut l’envisager si l’intéressé est impliqué dans la procédure, mais, pour cela, il faut des éléments de preuve. » Ainsi donc, il disait « comprendre la colère des avocats ».
Le juge Van Ruymbeke n’avait d’ailleurs pas échappé à l’examen de ses propres listings téléphoniques, les procureurs du PNF, qui menaient leurs investigations dans le plus grand secret, cherchant à savoir si la taupe qu’ils traquaient dans l’affaire Bismuth ? ils ne l’ont jamais débusquée ? ne se cachait pas dans l’un des cabinets des juges financiers. « Dès que je l’ai su, j’ai fait part de ma plus vive réprobation à la procureure [Éliane Houlette] et au président du tribunal [judiciaire de Paris] », s’indignait-il, jugeant ces recherches aussi « graves » qu’« absurdes ». « Comment voulez-vous qu’un juge qui n’est pas saisi d’un dossier, et qui donc en ignore le contenu, puisse orchestrer des fuites ? » s’interrogeait-il dans un soupir qui en disait long sur la réprobation que cette affaire lui inspirait.
À LIRE AUSSI Solère, Fillon, Sarkozy : contre l’immixtion politique dans les affaires sensibles
Partisan d’une séparation de la magistrature en deux corps distincts (siège et parquet), n’ayant usé au cours de sa carrière de la détention provisoire qu’avec parcimonie, quand d’autres considéraient qu’il n’y avait pas mieux pour « attendrir la viande » (Eva Joly), Renaud Van Ruymbeke n’avait rien trouvé à redire à l’arrivée d’Éric Dupond-Moretti à la chancellerie, quand l’USM, syndicat majoritaire chez les magistrats, y voyait « une déclaration de guerre ». Il avait applaudi « des deux mains » la nomination d’une avocate à la tête de l’École nationale de la magistrature, décision qui avait tant fait grincer l’appareil judiciaire. C’est peu dire qu’il n’avait pas que des amis dans le milieu. Il n’en avait cure, lui qui disait se sentir « profondément magistrat mais totalement étranger au corps judiciaire », dont il avait fait « un rejet ».
Même s’il l’a exercée toute sa vie ? à l’exception d’une incursion au parquet, vite abrégée ?, Renaud Van Ruymbeke n’était pas un partisan acharné de la fonction de juge d’instruction, que Balzac, en son temps, qualifiait d’« homme le plus puissant de France ». « N’oubliez pas que c’est Napoléon, qui n’était pas franchement un grand démocrate, qui a créé le job », rappelait-il. « Sa disparition peut très bien être envisagée, à condition que le parquet devienne indépendant. On en est loin et, en attendant, le juge d’instruction reste une vraie garantie : que la justice ne fonctionne pas à deux vitesses ; qu’un certain nombre de droits fondamentaux (accès au dossier, possibilité de demander des actes d’enquête?) soient reconnus au mis en cause, ce qui n’est pas le cas dans les enquêtes menées par les parquets », défendait-il.
Éliane Houlette, quand elle dirigeait le PNF, revendiquait de garder par-devers elle un certain nombre de dossiers, au nom d’une « efficacité » supposée. Plus d’une fois, Renaud Van Ruymbeke s’en était ému.
Van Ruymbeke fustigé par Mitterrand
«Ã‚ Valets du pouvoir », « asservis », « indignes »? Dans son livre, Renaud Van Ruymbeke ne s’est pas montré tendre avec ses collègues du parquet, qu’il avait souvent trouvés sur sa route, toujours prompts àlui mettre des bâtons dans les roues, dès le début de sa carrière ? avec l’affaire Boulin ? et, bien des années plus tard, au moment de l’affaire Urba, qui l’avait conduit àperquisitionner le siège du Parti socialiste et àinculper son trésorier, Henri Emmanuelli.
Dans ses v?ux du 14 juillet 1992, le président Mitterrand avait publiquement manifesté son soutien à ce fidèle lieutenant, dénonçant les « procédures bizarres » de ce juge outrecuidant. « Impensable aujourd’hui », voulait croire Renaud Van Ruymbeke. Qui ajoutait tout de même : « Il y a quarante ans, les procureurs étaient aux ordres et n’hésitaient pas à entraver nos actions si l’exécutif le leur demandait. Heureusement, les lignes ont bougé, mais tout n’est pas réglé. Les procureurs se sont émancipés mais leur statut n’a pas évolué : il y a toujours des remontées d’information au ministère de la Justice, lequel conserve, par ailleurs, le pouvoir des nominations. Une reprise en main est toujours possible. » « Tant que le procureur national financier ? comme tous les procureurs, d’ailleurs ? sera désigné par le garde des Sceaux, la suspicion continuera à peser, en tout cas dans les affaires sensibles mettant en cause des politiques », ajoutait-il.
À LIRE AUSSI En coulisses au ministère de l’Injustice?
L’indépendance n’a « rien à voir avec l’autogestion », insistait Renaud Van Ruymbeke. « Le corporatisme, c’est l’entre-soi. Seul un Conseil supérieur de la magistrature rénové, représentatif de la société, démocratique et moins dépendant d’une hiérarchie judiciaire pesante et de réseaux syndicaux influents, devrait pouvoir nommer et gérer la carrière des juges et des procureurs. On en est loin. »
À LIRE AUSSI Pour qui roule le Parquet national financier ? Pas question, pour autant, de jeter le bébé avec l’eau du bain. « La création, en 2013, du PNF, qui gère quantité d’affaires mettant en jeu des détournements énormes, a été un progrès car elle a permis à des magistrats de se spécialiser dans des affaires complexes qui demandent de l’expérience et de la technicité. Pour la coopération judiciaire internationale, il est important d’avoir un interlocuteur unique, en tout cas identifié. Le supprimer serait donc une erreur. » Mais il ajoutait : « Ce n’est pas tant la réforme du PNF que celle du parquet qu’il faut envisager. Tant que les procureurs resteront sous la coupe de la chancellerie, leur légitimité sera viciée car on continuera à les soupçonner, à tort ou à raison, d’obéir aux ordres du gouvernement. »