«Pourquoi la Ve République est vouée à sa perte»

FIGAROVOX/TRIBUNE – Ce régime, vieillissant et fragilisé par les déséquilibres internes de la Constitution, a montré qu’il était inadapté à la société française, selon l’historien des institutions Philippe Fabry. La crise que nous traversons devrait précipiter sa chute, ajoute-t-il.

«Le régime va tomber. Par nécessité historique, par incompatibilité avec la société française.»

Philippe Fabry est historien des institutions et des idées politiques, et avocat. Il a publié entre autres Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite (2021) Le Président absolu, la Ve République contre la démocratie (2022) et La Chute de l’empire européen (2022). Il analyse et commente l’actualité politique nationale et internationale sur sa chaîne Youtube : @PhilippeFabry.

Le régime français n’est pas, comme on le prétend souvent, une possibilité comme une autre dans le spectre des régimes démocratiques, mais une totale exception au regard des standards institutionnels en vigueur dans l’Europe démocratique : le chef de l’État n’y est pas, en pratique, distinct du chef de gouvernement puisque le président de la République préside le Conseil des ministres. Au lieu que d’être, comme dans les pays voisins, responsable devant le Parlement, le véritable chef de l’exécutif en France est irresponsable, et inamovible durant son mandat, alors qu’inversement il tient l’Assemblée nationale sous la menace de la dissolution. Ces particularités notables, qui peuvent paraître anodines, impliquent une économie générale des institutions radicalement différente de l’équilibre en vigueur partout ailleurs, et résultant de siècles d’empirisme constitutionnel européen. Le régime prétendument semi-présidentiel est en réalité hyper-présidentiel par nature. La fonction écrase tout, et de plus en plus au fil des réformes constitutionnelles des trente dernières années. Elle appauvrit et radicalise le débat public en faisant de sa conquête l’enjeu politique majeur, au détriment de toute recherche de compromis.

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La Ve République est ainsi une anomalie, cernée de démocraties parlementaires non seulement dans l’espace européen, puisque tous nos voisins ont un régime similaire entre eux, mais aussi dans l’histoire du pays lui-même, puisque hormis l’Occupation, la France eut le même régime que nos voisins actuels entre 1877, après la crise qui consacra le pouvoir de la Chambre contre la présidence de Mac Mahon, et 1958. Un régime hérité d’un double coup d’État institutionnel du général de Gaulle, puisque la rédaction de la constitution de 1958 fut confiée au gouvernement, et non à une assemblée constituante selon la tradition démocratique, et que la réforme de 1962 instituant l’élection du président de la République au suffrage universel direct fut adoptée par une violation de la Constitution ratifiée par référendum – au temps de Louis-Napoléon Bonaparte, on aurait dit par plébiscite. Un régime structurellement autoritaire qui s’est installé malgré le départ du général de Gaulle, un régime qui constituait une sorte d’inversion de la crise constitutionnelle de 1877 et ramenait la France à un régime «antérépublicain» que Maurice Duverger a qualifié de «monarchie républicaine» et qu’on peut tout aussi bien qualifier d’autocratie élective.

Ce régime a vieilli, et les déséquilibres internes de la Constitution ont fait leur œuvre : celle-ci, en faisant présider le Conseil des ministres par le président, dont la légitimité électorale est supérieure à celle du Parlement au lieu d’en procéder, a une pente autoritaire que nous ne cessons de dévaler. La culture démocratique, ce vaste ensemble d’habitudes, d’interdits et de règles de bienséance qui font, plus que n’importe quel texte constitutionnel, des démocraties parlementaires fonctionnelles, s’est étiolée à mesure que les acteurs qui avaient connu l’avant-1958 ont passé la main. Dès lors, depuis vingt ans, plus rien n’empêche la funeste Constitution de la Ve République de donner la pleine mesure de ses déséquilibres, et la présidence de la République est de plus en plus autoritaire. Raison pour laquelle il ne reste plus au régime que la voie d’une réforme radicale, faute de quoi il aura à subir une révolution. Car un Etat-nation aussi mûr que la France, qui est plus âgée que la plupart de ses voisins, hormis l’Angleterre, ne peut supporter durablement de régime autoritaire ; la transition parlementaire y est une nécessité organique c’est pourquoi durant la deuxième moitié du XXe siècle tous les voisins immédiats de la France ont fait cette transition (Italie 1947, Allemagne 1949, Espagne 1975). La régression de la France est un accident historique, une anomalie qui touche à sa fin et nécessite de revenir au régime parlementaire.

Le débat fondamental sur la nature du régime de la Ve existait encore dans les années 1990, avec la publication de L’Absolutisme inefficace de Jean-François Revel, mais s’est éteint avec la disparition progressive des générations de politiciens et gens de médias qui avaient connu la IVe République. Faute d’être formulée et débattue par les intellectuels de la nation, la question du caractère non-démocratique des institutions est devenue un sujet de colère instinctive, formulé par la rue : la seule revendication faisant l’unanimité dans la révolte des «gilets jaunes» fut le référendum d’initiative citoyenne, espoir un peu simpliste de réinjecter de la démocratie dans le régime.

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L’élection d’un parlement sans majorité possible, deux mois après la réélection d’Emmanuel Macron, a laissé espérer que la transition pacifique était possible si le président en prenait acte et, tel Jules Grévy succédant à Mac Mahon, déclarait qu’il renonçait à son droit de dissolution et qu’il ne présiderait plus le Conseil des ministres. On aurait alors connu une évolution relativement apaisée, comme dans la première décennie de la IIIe, vers un parlementarisme fonctionnel. Nous serions revenus dans les standards européens.

Hélas Emmanuel Macron a pris le parti inverse, celui de l’autoritarisme : il a nomméMme Borne «première ministre» (fonction inexistante selon le texte de la Constitution, qui est au masculin) sans charisme ni légitimité électorale, comme d’ailleurs son prédécesseur Jean Castex. Simple exécutante, il lui a fait mettre en jeu sa responsabilité devant le Parlement onze fois d’affilée, privant ce dernier de sa fonction de discussion, et instauré de fait un système dans lequel le président de la République détient le pouvoir législatif dès lors qu’il n’a pas de majorité contre lui à l’Assemblée. Ainsi, alors que tout montrait, de la nouvelle composition de l’Assemblée nationale aux sondages indiquant que les Français étaient satisfaits de cette composition, que le peuple voulait, conformément à l’évolution normale des choses, une transition vers un régime plus parlementaire, Emmanuel Macron a décidé, contre l’ensemble de la population, de refuser cette évolution. Pire : sur un sujet qui est au cœur du pacte social français depuis la Libération, la question de la retraite, il a décidé de faire son acte d’autoritarisme le plus dur.

Conséquence logique de ce choix à contresens de l’Histoire : le pays plonge progressivement dans l’insurrection populaire. «Révolution 2023», et ses dérivés, s’installe en tendance Twitter. Mais surtout, sur la plupart des plateaux de télévision, le débat sur la pertinence de notre Constitution ressurgit, avec une vigueur salutaire. On constate l’incongruité de notre constitution en Europe, qui ressemble plus à celle de la Russie de Poutine qu’à celle de nos voisins. On lit nos voisins s’étonner de l’écrasement de notre Parlement par ce Président tout-puissant. Les ingrédients de la chute du régime se réunissent : la fronde dans la rue, le discours sur les travers des institutions dans les esprits. La question n’est plus la réforme des retraites, mais la démocratie.

Le régime va tomber. Par nécessité historique, par incompatibilité avec la société française. Par un chemin qui reste à découvrir, Emmanuel Macron sera amené à se démettre, puisqu’il est peu probable qu’il acceptera de se soumettre. La Ve République ne lui survivra pas, car personne ne voudra voir monter Marine Le Pen sur le trône vide.

Et à ceux qui pensent que le président est élu au suffrage universel direct et par conséquent qu’il a la légitimité démocratique, rappelons que Viktor Ianoukovitch avait été élu président de l’Ukraine selon ce mode de scrutin…

Cela n’a pas empêché qu’il soit chassé par la rue sous les applaudissements du monde démocratique.