La statue de la Liberté : les secrets d'une collaboration difficile entre Auguste Bartholdi et Gustave Eiffel

Inaugurée le 28 octobre 1886 dans la rade de New York, La statue de la liberté fut le fruit d’une collaboration difficile entre Auguste Bartholdi, père du projet, et Gustave Eiffel, associé à ce gigantesque chantier. Le premier ne tint jamais compte des changements demandés par le second, lequel jugeait, entre autres, le bras de Lady Liberty trop fragile. Retour sur la petite guerre qui opposa l’artiste au génie du fer.

Au début des années 1980, à New York, la statue de la Liberté, qui se dresse depuis 1886 sur un îlot en face de Manhattan, se prépare pour son centenaire qui approche. Avant les célébrations, elle doit être restaurée. Un bataillon d’experts étudie ce mo­nu­ment emblème de la ville. Au cours de leur investi­gation, ils scan­nent le squelette intérieur de la statue, formé d’un pylône de fer qui soutient l’enveloppe externe en cuivre.

Les fragilités techniques de la statue de la liberté

Et ils ont quelques surprises. Notamment­ au niveau de l’épaule droite de Lady Liberty, celle d’où part le bras qui tient le flambeau : sa configuration ne colle pas aux plans initiaux. «Nous avons découvert que la tête est décalée de 60 cen­timètres et l’ossature de l’épaule de 45,7 centimètres par rapport à l’axe de la tour centrale», détaillent les architectes Richard Hayden et Thierry Despont dans le livre Restoring the Statue of Liberty : Sculpture, Structure, Symbol (éd. McGraw-Hill, 1986, non traduit).

la statue de la liberté : les secrets d'une collaboration difficile entre auguste bartholdi et gustave eiffel
Inaugurée le 28 octobre 1886 dans la rade de New York, la statue de la Liberté fut le fruit d’une collaboration difficile entre Auguste Bartholdi, père du projet, et Gustave Eiffel, associé à ce gigantesque chantier.  Anthony Angel Collection (Library of Congress)

Une broutille à l’échelle d’un monument haut de 46 mètres ? Pas du tout. D’abord, cette entorse au schéma initial explique une fragilité de cette partie de la statue, qu’il a déjà fallu renforcer dans le passé, et qui le sera à nouveau au cours de la restauration centennale. Et surtout, cette «anomalie» de la statue a pour origine l’opposition de deux visions : celles d’Auguste Bartholdi et de Gustave Eiffel. Comment une telle «malformation» du squelette est-elle possible, vu l’identité de son concepteur ? Car si la statue, cadeau de la France aux États-Unis pour le centenaire de l’indépendance américaine, est connue comme l’œuvre du sculpteur français Auguste Bartholdi­, sa structure interne, elle, est signée Gustave Eiffel. Un hom­me réputé pour son perfectionnisme. Alors que sa tour parisienne et ses viaducs vertigineux défient le temps, comment a-t-il pu laisser passer ici une telle faille ? Les experts Hayden et Despont en sont certains, «Eiffel n’a pas participé à cette modification. Sa maladresse jure avec l’élégance de l’ensemble». Mais alors, qui est le coupable ? Et pourquoi ? Un indice : le changement apporté à la structure interne transforme l’aspect extérieur de la statue, en rendant le bras plus fin et élancé. Une vision d’artiste semble s’être opposée à celle de l’ingénieur…

⋙ Qui a inspiré le visage de la statue de la Liberté ?

Une œuvre du sculpteur alsacien Auguste Bartholdi

Retour un siècle en arrière, à Paris. La Liberté éclairant le monde, son nom officiel, n’est encore qu’un projet dans le cerveau du sculpteur alsacien Auguste Bartholdi, auteur entre autres de l’impressionnant Lion de Belfort. L’artiste porte avec enthousiasme le projet depuis qu’en 1865 le juriste Édouard Laboulaye a émis l’idée d’un cadeau symbole d’unité entre les deux démocraties. En 1871, Bartholdi a fait le voyage jusqu’à New York pour identifier le site où implanter la statue, sur un îlot de l’Upper Bay. Il en a dessiné le modèle, celui d’une femme drapée à l’antique, puis commencé son exécution à échelle réelle (la tête, notamment, a été dévoilée à l’Exposition universelle de Paris en 1878), tout en bataillant pour assurer son financement, l’œuvre étant une initiative privée.

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À gauche, Auguste Bartholdi, sculpteur alsacien, dans son atelier rue de Chazelles à Paris. Authenticated News/Getty Images

En parallèle, le sculpteur alsacien s’est aussi penché sur les défis techniques que pose l’érection d’une statue de 46 mètres, plus son piédestal, au milieu d’une rade battue par les vents, à une époque où New York ne compte encore aucun gratte-ciel. Impossible, pour une telle hauteur, d’imaginer un monument tout d’un bloc. La statue devra être formée d’une fine enveloppe de cuivre de 2 millimètres d’épaisseur, soutenue à l’intérieur par une solide ossature. Reste à concevoir cette dernière. Bartholdi se rapproche d’abord de l’architecte Eugène Viollet-le-Duc, le restaurateur de Notre-Dame de Paris, qui imagine un système d’alvéoles en tôle remplies de sable. Mais à sa mort en 1879, l’idée est enterrée avec lui. L’artiste se tourne alors vers Gustave Eiffel, un ingénieur parisien de 46 ans, dont l’entreprise de constructions métalliques enchaîne les chantiers à un rythme effréné : ponts, gares, charpentes… L’homme est un habitué des défis démesurés et maîtrise la hauteur, il sait déjouer la pression du vent : il saura planter une sculpture géante face à l’océan Atlantique.

Les innovations techniques de Maurice Koechlin et Auguste Eiffel

Au sein des ateliers Eiffel, c’est le jeune et brillant­ ingénieur Maurice Koechlin qui réalise les plans détaillés. Pour soutenir l’enveloppe de cuivre, Eiffel et Koechlin imaginent un procédé aussi efficace qu’innovant. Ils reprennent une technique déjà maîtrisée par l’entreprise : une pile de pont «façon Eiffel», composée de quatre poutres verticales reliées entre elles, qui doit servir de colonne vertébrale à l’édifice. De là s’étend un réseau de poutrelles secondaires, sur lequel viennent s’arrimer les plaques de cuivre de l’enveloppe. Celle-ci est ainsi «portée» par l’armature, et non «portante», la statue ne soutenant pas son propre poids. Un principe qui sera plus tard celui des gratte-ciel. La conception donne au monument une certaine souplesse, lui permettant d’osciller dans le vent.

Elle le rend aussi démontable pour le transport. Car Lady Liberty est d’abord fabriquée à Paris, au sein des ateliers Gaget, Gauthier et Cie, près de l’actuel parc Monceau­. Au début des années 1880, des centaines d’ouvriers s’y activent pour dresser l’armature de fer et fixer les 300 plaques de cuivres de l’enveloppe, issues d’un long travail d’agrandissement à partir du modèle élaboré par Bartholdi. En 1885, la statue est démontée et envoyée par bateau à New York. À ce moment-là, les photos d’époque le prouvent, sa structure a déjà été modifiée. Elle l’a donc été durant le chantier parisien, par Bartholdi lui-même, très probablement pour la faire correspondre à l’esquisse d’origine.

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Chronologie de la construction de la Statue de la Liberté, dans l’atelier du sculpteur Auguste Bartholdi, rue de Chazelles à Paris Albert Fernique/Wikimedia Commons

Car la vision de l’artiste ne se satisfait pas des calculs rationnels des ingénieurs Eiffel et Koechlin. Parmi les problèmes que ceux-ci ont dû résoudre, il y a eu celui du bras tenant le flambeau, un appendice de 12 mètres dressé en plein vent à environ 100 mètres au-dessus de l’eau. Ils l’ont placé le plus à la verticale possible du pylône principal, afin qu’il y trouve un bon appui. «Mais tout laisse à penser que Bartholdi n’aime pas l’angle du bras ainsi créé», explique Edward Berenson, professeur d’histoire à l’université de New York, auteur de La Statue de la Liberté, histoire d’une icône franco-américaine (éd. Armand Colin, 2012).

Le sculpteur décide alors de revoir les plans de son côté, pour mieux coller à sa conception esthétique. Un schéma retrouvé en 2018 à Paris le confirme : on y voit le dessin original de la structure imaginée par les ateliers Eiffel, sur lequel une main in­connue, sûrement guidée par Bartholdi, a corrigé le bras au crayon rouge, l’écartant vers l’extérieur et le décalant vers l’avant. En donnant priorité à son choix d’artiste plutôt qu’au montage millimétré des ingénieurs, Bartholdi prend aussi le risque d’affaiblir son œuvre. «En 1916, la statue est endommagée par le sabotage d’un dépôt de munitions voisin, raconte l’historien Edward Berenson. On comprend alors que le bras est trop fragile pour continuer à laisser les visiteurs grimper à l’intérieur, jusqu’à la torche.» Le membre est consolidé lors de la rénovation des années 1930, et donc à nouveau dans les années 1980. Il est alors question de le reconstruire à partir des plans originaux d’Eiffel­ et Koechlin, mais l’œuvre bartholdienne est finalement respectée.

Ces modifications sont peut-être aussi le signe d’un relatif désintérêt de Gustave Eiffel pour ce projet. Bartholdi s’autorise des libertés, pendant que le «magicien du fer», lui, est peu impliqué dans le suivi du chantier. En fin de compte, la statue de la Liberté est certes l’alliance de deux visionnaires, Bartholdi pour l’esthétique, Eiffel pour l’innovation technique, mais ce «mariage» de l’artiste et de l’ingénieur, entre deux hommes qui se respectent sans être vraiment amis, n’est pas équilibré. Pour le sculpteur, le monument new-yorkais est le rêve d’une vie. Pour Eiffel, c’est une commande parmi d’autres. De plus, sa contribution à la statue passe à l’époque assez inaperçue. En 1886, Eiffel n’est pas présent à New York pour l’inauguration du monument. Il est accaparé par son projet de tour de 300 mètres, prévue à Paris pour l’Exposition universelle de 1889, dont le chantier doit démarrer au plus vite. Et pourtant : sans La Liberté, la tour Eiffel existerait-elle ? «Jusque-là, Eiffel n’a construit que des choses utilitaires, rappelle Edward Berenson. Avec cette statue, il peut être vu comme un artiste-architecte autant qu’un ingénieur.» Le plan de la statue a été réalisé par le discret collaborateur d’Eiffel, Maurice Koechlin, le même qui jettera sur le papier, en 1884, la première ébauche de la tour. Celle-ci reprend en quelque sorte le pylône central de La Liberté, pour en faire un monument en soi. La révolution technique éclate en pleine lumière, sans l’habillage de statue classique. Et avec, cette fois, des plans respectés à la lettre.

➤ Cet article a été publié dans dans le GEO Histoire n°70 de Juillet-Août 2023.

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