Panthéonisation de Missak Manouchian : comment la figure du résistant communiste a éclipsé les autres membres de "L'Affiche rouge"

Le résistant communiste entre au Panthéon mercredi. Sur la fameuse “Affiche rouge” de 1944, figuraient pourtant neuf autres résistants à ses côtés.

Tout commence par une affiche de propagande nazie, rouge pétard, frappée d’un V, reprenant les codes de la Résistance. Environ 15 000 exemplaires sont collés les grandes villes françaises, en février 1944. L’objectif : discréditer le mouvement. Dix portraits en médaillon, avec à la pointe du V, un homme, “Manouchian, Arménien, chef de bande, 56 attentats, 150 morts, 600 blessés”. “L’armée du crime”, dénoncée par le slogan, compte sept juifs, deux communistes et, surtout, uniquement des étrangers.

Ce même Missak Manouchian, poète arménien, fusillé à 37 ans en 1944 au mont Valérien, entre au Panthéon, en compagnie de son épouse Mélinée, mercredi 21 février, 80 ans jour pour jour après sa mort. Sur le papier, l’événement marque l’entrée de la résistance communiste dans le “saint des saints”, rejoignant des figures gaullistes comme Jean Moulin. Mais sous le vernis de la légende, s’écrit une histoire plus complexe. Derrière la figure de Missak Manouchian, existent encore des conflits mémoriels qui ne se sont toujours pas apaisés.

L’affiche produit l’effet inverse de celui escompté

“S’il n’y avait pas eu ‘L’Affiche rouge’, Manouchian n’aurait probablement pas été panthéonisé”, pose sans ambages l’historien Franck Liaigre, auteur du livre sur les francs-tireurs et partisans, Les FTP, nouvelle histoire d’une résistance (éditions Perrin, 2015). Le document ne comporte que dix noms et dix visages, sur les 23 prisonniers raflés dans le coup de filet de novembre 1943. Parmi eux, Missak Manouchian est bombardé chef, alors qu’il n’a occupé ce poste que trois mois avant d’être pris. De là à évoquer un “groupe Manouchian” ? “Il n’a jamais existé sous ce nom”, écrivent les historiens Stéphane Courtois, Adam Rayski et Denis Peschanski dans l’ouvrage de référence sur la main-d’œuvre immigrée (MOI), Le Sang de l’étranger : les immigrés de la M.O.I. dans la Résistance (Fayard, 1994). Quant “56 attentats, 150 morts et 600 blessés” attribués au résistant, ils sont faux, affirment les historiens.

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On ne sait pas exactement comment le choix des hommes a été effectué. Tout juste peut-on observer que les résistants français arrêtés ont été écartés. Pour les nazis, rappellent les historiens interrogés, il s’agit de montrer que “l’armée du crime” est constituée d’étrangers, surtout juifs.

Mais l’affiche de propagande produit l’effet inverse de celui escompté. “Malgré la grossièreté des clichés, tous les visages qu’on proposait à notre haine étaient émouvants et même beaux”, se souvient Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge (publié en 1960), ajoutant avoir contemplé ces hommes “longtemps, sous les voûtes du métro”. Pour la célèbre résistante Madeleine Riffaud, 99 ans aujourd’hui, le poster constitue un déclic. “Elle m’a raconté l’avoir vue pour la première fois à la sortie du métro et s’être juré : ‘Je dois rentrer dans les FTP'”, explique à franceinfo le scénariste Jean-David Morvan, qui décrit la scène dans la BD Madeleine résistante (éditions Dupuis).

Une figure mise en avant par les communistes

Quand la Seconde Guerre mondiale s’achève, le travail de mémoire commence. Côté communiste, il faut faire le grand écart entre les oukases de Staline, qui garde la haute main sur le parti, et une volonté des dirigeants français de “franciser” l’histoire de la résistance communiste pendant l’Occupation, comme le mentionne Stéphane Courtois dans Le Monde en 1985. Car, dès le début de la guerre froide, en 1947, il hérite de nouveau de l’étiquette de “parti de l’étranger”, collée cette fois par le général de Gaulle. Lors des deux décennies qui suivent la guerre, “on assiste à un double mouvement simultané : l’effacement de la mémoire des FTP-MOI parisiens, et en particulier des juifs ; et la promotion de la seule figure de Manouchian”, décrit l’historien Stéphane Courtois, spécialiste du Parti communiste, dans L’Express.

Ainsi, la famille du leader de la Résistance communiste Albert Ouzoulias s’attelle à ce que le nom de Manouchian. Son petit-fils, Pierre, aujourd’hui sénateur communiste des Hauts-de-Seine, raconte : “Dès 1945, mon grand-père a commencé à rassembler des documents pour défendre sa mémoire. Il considérait qu’il lui devait la vie, au point d’avoir pris une concession au cimetière d’Ivry-sur-Seine, en face du carré des fusillés où reposait Manouchian”, ce camarade qui n’a pas parlé sous la torture, et a permis aux chefs des réseaux communistes de disparaître, ne s’efface pas.

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C’est encore Albert Ouzoulias qui ferraille dans les années 1950 pour qu’une rue de Paris soit dédiée à la mémoire des FTP-MOI. Au début, le nom “groupe Manouchian-Boczov” est envisagé, avant que le second nommé ne tombe dans l’oubli. Au moment où la Ville de Paris porte son choix sur une rue du 20e arrondissement, Louis Aragon compose le poème Strophes pour se souvenir. Un texte qui laisse une large part aux derniers vers écrits par Missak Manouchian. “C’est l’hommage du poète au poète, illustre Denis Peschanski, historien qui a chapeauté la demande de panthéonisation du résistant. Forcément, Aragon se reconnaît un peu dans Manouchian.”

Plus tard, Léo Ferré adapte le texte d’Aragon en 1961 dans une chanson, L’Affiche rouge, qui fait entrer ce nom dans l’inconscient collectif… et relègue les autres un peu plus dans l’ombre. “Les FTP-MOI représentent une part minoritaire des résistants communistes à Paris, autour de 7,5% des effectifs à l’été 1942, illustre l’historien Franck Liaigre. Et encore, dans ce chiffre, on ne prend pas en compte la province.”

Son travail de fourmi dans les archives de la préfecture de police de Paris montre que, contrairement à ce qu’affirment d’autres historiens, la lutte armée a continué à Paris après le coup de filet de novembre 1943 qui a décimé durablement les FTP-MOI. Les FTP ont ainsi participé à la Libération l’année suivante. “Nier l’existence des FTP pour accroître l’existence des seuls FTP-MOI est pour moi un hommage paradoxal à la résistance”, poursuit-il.

Quand la légende est plus belle que la réalité

Quelques œuvres de fiction renforcent encore la légende, comme L’Armée du crime, de Robert Guédiguian (2009). “J’aime beaucoup Robert, mais il montre une France où on tue des nazis à tous les coins de rue. Ce n’est pas rendre service à la Résistance”, déplore l’historien Denis Peschanski. On y voit Missak Manouchian, incarné par Simon Abkarian, choisir ses compagnons d’armes pour faire régner la terreur dans les rues de Paris. Un processus à rebours de toute vérité historique, assumé par le réalisateur. Dans un carton à la fin du film, il assume avoir “modifié certains faits et bousculé la chronologie. C’était nécessaire pour que cette histoire vraie devienne une légende”.

A l’occasion de la panthéonisation, une palanquée de nouveaux ouvrages a vu le jour, à l’image de l’excellente BD Missak, Mélinée et le groupe Manouchian, Les Fusillés de l’affiche rouge, coédité par le musée de la Résistance nationale. “J’ai fait 140 pages, j’aurais pu pousser jusqu’à 500”, sourit le scénariste Jean-David Morvan, qui cosigne l’album avec Thomas Tcherkézian/ Si pour des raisons narratives, le récit se focalise sur Missak, l’auteur a tenu à saluer la mémoire des autres membres du groupe, en les mettant sur le même pied que Manouchian sur la couverture et “en leur accordant un portrait pleine page façon studio Harcourt en fin d’album.”

La réduction de ce pan de la résistance à la seule figure de Manouchian était précisément la crainte des signataires d’une lettre ouverte à Emmanuel Macron, parue dans le journal Le Monde le 23 novembre 2023 : “Isoler un seul nom, c’est rompre la fraternité de leur collectif militant. Distinguer une seule communauté, c’est blesser l’internationalisme qui les animait”, écrivent certains descendants des fusillés du mont Valérien en février 1944, flanqués du réalisateur Costa-Gavras, l’écrivain Patrick Modiano ou l’historien Serge Klarsfeld. “Ce sont les 23, tous ensemble, qui font l’épaisseur de cette histoire, la leur devenue la nôtre, celle de la France, hier comme aujourd’hui. Les 23 sans en oublier un seul : juifs polonais, républicains espagnols, antifascistes italiens, et bien d’autres encore.”

Enfin “morts pour la France”

Une autre signataire, l’historienne Annette Wieviorka, va plus loin dans son opuscule Anatomie de l’Affiche rouge (Seuil, 2024) : “Je ne peux m’empêcher d’être saisie par un double sentiment. Celui d’une injustice à l’égard de la mémoire des autres fusillés (…) et celui d’un malaise devant un récit historique qui distord les faits au profit de la construction d’une légende.” Architecte de la panthéonisation de Missak Manouchian, Denis Peschanski rétorque qu'”il représente bien plus que sa propre personne. Les noms des 23 seront inscrits en lettres d’or au Panthéon.”

L’historien souligne par ailleurs que l’avancement du dossier Manouchian a permis de faire bénéficier du statut de “mort pour la France” à beaucoup de résistants étrangers qui en étaient privés. “A mérite égal, un Français le devient automatiquement, quand, pour un étranger, c’est la loterie, décrit Denis Peschanski, sensibilisé à ce sujet par les associations de résistants. Rien qu’au mont Valérien, sur les 185 fusillés, la moitié ne bénéficiait pas de ce statut jusqu’à l’année dernière. Un héritage d’une loi de 1915, qui était déjà désuète en 1940. Parmi eux, un des membres de ‘L’Affiche rouge’. Quand je le découvre, les bras m’en tombent.” “Lumière doit être faite sur ces destins exemplaires, afin de leur rendre la reconnaissance que leur doit la République”, a déclaré de son côté l’Elysée, il y a un an.

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