Livres : nos coups de cœur du printemps
Livres : nos coups de cœur du printemps
Au plus près de la sauvagerie des assassins, d’une université américaine au fin fond de la jungle colombienne, à la recherche des papillons, d’un Liban déchu ou d’une deuxième vie? les routes de la littérature sont décidément sans limites, en voici quelques-unes pour ne pas quitter avril sans un fil de lectures.
La résurrection de Salman Rushdie
Le 12 août 2022, un attentat manquerait de coûter la vie à Salman Rushdie, trente-trois ans après la fatwa lancée contre lui. Rompant le silence après la dizaine de coups de couteau qui l’avait laissé pour mort et privé de son ?il droit, Salman Rushdie, qui évoquait dans nos colonnes son besoin d’écrire cette histoire pour en finir avec cet « éléphant dans la pièce », devenu obsédant, publie Le Couteau, sous-titré Réflexions suite à une tentative d’assassinat. Écrit à la première personne car, « quand on vous plante un couteau plusieurs fois dans la chair, c’est une histoire assez intime », tranchant d’émotion, d’intelligence et d’humour, ce livre est le récit d’une résurrection où la mort est vaincue par la vie, et la haine par l’amour. Salman Rushdie y raconte l’effroyable attaque, son odyssée hospitalière, sa peur de perdre la vue, son dialogue imaginaire avec le tueur, et aussi son « bonheur blessé », mais « solide », avec Eliza, l’Eurydice venue le rechercher, avec amour, dans les profondeurs des Enfers.
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Le Couteau. Réflexions suite à une tentative d’assassinat,de Salman Rushdie. Traduit de l’anglais par Gérard Meudal (Gallimard, 272 p., 23 ?).La sauvagerie selon Tiffany McDaniel
Le nouveau roman de Tiffany McDaniel renoue avec l’intensité de Betty qui l’a fait découvrir en 2020. Il s’inspire d’un fait réel : en 2015, six femmes ont été assassinées dans la ville de Chillicothe, en Ohio, droguées, prostituées. On a retrouvé leurs corps dans la rivière. La police a bâclé l’enquête. Personne ne se soucie de quelques tapineuses accros à l’héroïne, sauf Tiffany McDaniel, qui imagine leurs vies. Deux petites filles jumelles, Arc et Daffie, en sont les personnages principaux, et parmi les mille choses magiques que leur grand-mère hippie leur a enseignées avant de mourir, il y a eu l’art de crocheter une couverture. Côté face, les carrés de laine sont lisses et harmonieux. Côté pile, c’est le chaos, les fils dépassent, le motif se brouille. C’est le « côté sauvage ». Mamie Milkweed a la solution : « Quand le côté sauvage devient insupportable, dit-elle, vous prenez une aiguille et vous faites rentrer les fils. » Ce roman est magnifique parce qu’il est « trop » : trop noir, trop vibrant, trop émouvant, trop triste. La vie en déborde à chaque page, cruelle et belle comme la rivière.
Du côté sauvage, de Tiffany McDaniel, traduit de l’anglais (États-Unis) par François Happe (Gallmeister, 720 p., 26,90 ?).
Jean Rolin court derrière les papillons
Après avoir fait danser sa plume sur Le Pont de Bezons (POL), notre écrivain aux semelles de vent la promène sur la Côte d’Azur à la recherche d’une cons?ur disparue, Katherine Mansfield. Du moins était-ce le projet initial avant que sa boussole ne s’affole et remplace les rivages azuréens par les vasières de Cayenne. Comment ? Pourquoi ? Le narrateur explicite son désir de Guyane, né du visionnage d’une scène du film, où l’on voit Steve McQueen et Dustin Hoffman tenter de capturer des papillons pour les remettre à un agent du bagne de Cayenne. De la foire de Juvisy, repaire des collectionneurs, aux méandres du fleuve Maroni, l’auteur nous entraîne non pas à la chasse aux papillons, mais à la suite de ceux qui ont bâti leur fortune sur leur dos. Au fil de l’irrésistible logorrhée indissociable du « style Rolin », on rit à la folie face à l’absurdité d’un monde qui aura réussi à monétiser jusqu’aux ailes graciles des papillons.
Les Papillons du bagne, de Jean Rolin, POL, mars 2024, 208 pages, 19 euros.Le Liban déchu de Dominique Eddé
Portrait d’une bourgeoisie libanaise chrétienne menacée dans un Liban chaotique, à la merci des décisions du Hezbollah, ce roman renvoie de manière saisissante à l’actualité. Salim, incarnation parfaite de ce monde déchu, est toujours épris de Léonora, qu’il a épousée alors que cette Italienne venue au Liban avait jeté son habit de religieuse, et à peine mariée, quitté époux et bébé pour vivre sa passion avec un cinéaste turc. À 76 ans, elle vit recluse ou presque dans son palais, proche de Salim qu’elle n’a jamais cessé d’aimer, installé quant à lui dans un hôtel voisin. Leur fils, de temps à autre, rend visite, irascible, impatient d’entrer dans la lutte au nom des chrétiens, révolté contre ses parents figés dans les valeurs tolérantes d’un Liban perdu. Subtilement protéiforme ? lettres, dialogues, monologues ?, ce palais mêle présent et passé, fait se croiser domestiques philippins et jeune dame de compagnie française, prostituée et chauffeur de taxi, et, de ces deux-là, on entend la langue arabe chanter dans ces pages. La beauté du livre est aussi admirable dans ses thèmes que par sa forme, si originale.
Le Palais Mawal, de Dominique Eddé, Albin Michel, mars 2024, 220 pages, 19,90 euros.Le maquisard retrouvé d’Hervé Le Tellier
Sur la place du village de Montjoux, près de Dieulefit (Drôme), se dresse un monument aux morts comme il en existe dans chaque village de France. Sur ce monument, un nom, qu’Hervé Le Tellier retrouve gravé dans le crépi de la maison qu’il vient alors d’acquérir : Chaix André (mai 1924 ? août 1944). « Les dates disaient tout : Chaix était un résistant, un maquisard sans doute, un jeune homme à la vie brève comme il y en eut beaucoup. » L’écrivain n’a pas voulu redonner vie aux FFI ni composer « le roman d’André », qui, comme 13 678 de ses camarades, tomba au champ d’honneur. Mais « donner du sens » à son regard, « pour pouvoir sourire toujours avec fraternité » au nom gravé sur le mur de sa maison. L’histoire s’écrit au fil des souvenirs ayant survécu aux anonymes, et de digressions remettant en question le mythe national érigé au lendemain de la guerre afin de rétablir l’ordre et l’unité. Si la sincérité qui anime la démarche d’Hervé Le Tellier réchauffe chacun de ses paragraphes, elle résonne également avec un discours ambiant beaucoup plus glaçant, voulant que notre époque reproduise les erreurs des années 1930.
Le Nom sur le mur, d’Hervé Le Tellier, Gallimard, avril 2024, 176 pages, 19,80 euros.Au milieu des bêtes sauvages avec Antonio Ungar
Suivre Eva, la nouvelle héroïne colombienne d’Antonio Ungar, dans sa soif de rupture avec sa famille bourgeoise, c’est pénétrer la jungle de ce pays comme rarement un roman n’y sera parvenu, inspiré par des événements réels, note l’auteur, qui se sont déroulés à Puerto Inirida du 17 au 21 novembre 1999. Eva est addict à la drogue, il lui faut fuir la capitale et ses inévitables tentations. Elle part pour un bout du monde, avec sa petite fille Abril, dans une nouvelle vie d’infirmière quasi monacale. Elle ne résistera pas à l’amour que lui déclare un trafiquant gros comme son nom, Gordo Ochoa, et au quotidien quasiment familial qu’il lui offre. Mais son compagnon doit obéir aux ordres, une nouvelle route de l’or est découverte, il doit laisser mère et enfant pour la pister. Au c?ur de la jungle, où Eva s’aventure en son absence, pour aider une population en danger de famine, les scènes sont dignes du Conrad d’Au c?ur des ténèbres. Portrait kaléidoscopique de la Colombie en proie à la violence des paramilitaires, des narcotrafiquants, des Farc, tout ce qu’on en sait de loin et qui ici s’incarne dans une humanité de chaque instant luttant pour la survie et que l’auteur de cet intense et subjuguant roman décrit avec une infinie tendresse.
Eva et les bêtes sauvages. Traduit de l’espagnol (Colombie) par Robert Amutio. Noir sur Blanc, coll. « Notabilia », 192 p., 19,50 ?La Deuxième Vie du super Philippe Sollers
Quelques dizaines de pages dictées avant son départ, à peine relues, sans doute pas corrigées, qui bouleverseront ceux qui savent, contre vents, rumeurs, médisances et marées, que cet écrivain, né Philippe Joyaux, était, est, l’un des plus importants, des plus intelligents, des plus subtils de l’époque. Quatre-vingts pages, donc. Du super-Sollers. Méditant sur la « deuxième vie ». Sollers l’étincelant. C’est très beau, très pur. Également très obscur, malgré l’émouvante et virtuose postface de Julia Kristeva, intitulée « Le vivace aujourd’hui ». Le plus glaçant, tout de même, c’est la dernière phrase de cet opuscule ? où résonnent intensément les derniers mots pensés et tracés par l’auteur : « Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir. » À quoi pensait Philippe à cet instant ? Que voyait-il ? Que sentait-il ? Mystère. Proximité fraternelle. Sa Deuxième Vie peut commencer. Et à jamais continuer.
La Deuxième Vie, de Philippe Sollers, postface de Julia Kristeva, Gallimard, mars 2024, 80 pages, 13 euros.