Léonid Brejnev : le "docteur Jekyll et mister Hyde" de l’URSS ?

Léonid Brejnev en 1972.

Symbole d’une gérontocratie à bout de souffle et de la répression dans les démocraties populaires, celui qui dirigea l’URSS durant dix-huit ans fut aussi l’artisan de la détente avec les États-Unis. Portrait de Léonid Brejnev, une figure ambiguë.

Léonid Brejnev, “le culte de la personnalité sans personnalité”

Au cours de l’un des sommets qui les réunit au début des années 1970, Richard Nixon désigna son homolo­gue soviétique Léonid Brejnev ainsi : «De nous tous ici présents, il est le meil­leur politicien.» Plus tard, l’ex-Président américain écrivit dans ses mémoires qu’en matière de séduction et d’habileté politique, il n’avait «jamais vu ça». Curieux contraste avec le souvenir terne que ses compatriotes ont gardé du gen­­­sek (abréviation familière pour désigner le secrétaire général du Parti). Les dix-huit années de Léo­nid Ilitch Brejnev au Kremlin, de 1964 à 1982, plus long séjour après celui de Staline, correspondent à ce que les Russes appellent «le culte de la personnalité sans personnalité». En URSS, une blague brocarde ce dirigeant en demi-teinte :

Sous Lénine, c’était un tunnel, avec lui qui montrait la lumière; sous Staline, un bus : un seul qui conduisait, les au­­tres secoués derrière; sous Khrouchtchev, un cirque : un qui parlait, tout le monde qui riait ; avec Brej­nev, on est au ciné et on attend que ça se termine.

Un fonctionnaire habile

Le film commence en Ukraine en 1906, dans un milieu modeste. Fils d’un ouvrier spécialisé, né à Kamianske, non loin de Dnipro, Léonid Brejnev sort à peine de l’enfance qu’éclate la révolution. Étudiant, il s’engage au Komsomol (Jeunesses communistes) de l’Institut agricole de Koursk, en Russie­. Ambitieux, il se passionne pour l’agronomie et veut devenir ingénieur. «La difficile période de la guerre civile le convainc que, finalement, rien ne dure, confie son biographe Andreï Kozo­voï­, (auteur de Brejnev, l’antihéros, éd. Perrin,­ 2021). Il est de ces gens qui comprennent que pour survivre, il faut s’adapter, ne pas trop s’affirmer, accepter l’autocritique et, en même temps, retourner la situation en promettant de profiter de ces critiques pour devenir un meilleur communiste.»

Le jeune homme entre au Parti en 1931, en obtient la très précieuse carte et se retrouve propulsé à la tête d’une université pour ouvriers méritants, en Ukraine. En 1938, en pleine période des purges, un certain Nikita Khrouchtchev, que Staline vient de placer à la tête de la république soviétique d’Ukraine, remarque ce fonctionnaire habile et le prend sous sa protection. Le rapport peu flatteur d’un commissaire présente Brejnev comme le type même de «l’homme faux» et lui colle une étiquette de «caméléon» qui le poursuivra toute sa vie. D’autres documents le jaugent au contraire bon mas­sovik, comme on appelle alors ces employés qui organisent des loisirs collectifs pour leurs col­lègues, c’est-à-dire un homme qui a le contact facile et sait se faire apprécier des autres. La terreur stalinienne soude Brejnev à ses camarades et le pousse à structurer son existence autour de trois grands objectifs : deviner les attentes des chefs, les satisfaire et survivre aux purges.

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Nommé au Politburo grâce à Staline

Lorsque la guerre survient, Brejnev est envoyé comme politrouk («commissaire politique»), sur les fronts du sud. Il en revient couvert de médailles, major général, marqué à vie. C’est sous son règne que la «Grande Guerre patriotique» sera nommée comme telle et deviendra un culte. En attendant, au printemps 1946, lors d’une réunion au Kremlin, Staline le remarque et demande à Khrouchtchev : «Regarde ce beau Moldave, tu le connais ?» Khrouchtchev : «Il n’est pas moldave, mais ukrainien.» Brejnev vient d’entrer dans l’orbite du Guide. En réalité, il ne cessera jamais d’admirer Staline. Il sait les abus, les injustices, mais il est persuadé que le maître du Kremlin n’est pas au courant et que les coupables sont les fonctionnaires régionaux.

C’est grâce à Staline que Brejnev­ est nommé au Politburo en 1952, parmi ces nouveaux promus destinés à remplacer l’ancienne génération. Il est d’abord lié à Khrouchtchev qu’il soutient, à la mort du Père des Peuples, contre ses rivaux. Il en est récompensé en devenant, en 1957, l’un des titulaires du Praesidium, chargé du développement de l’industrie lourde, de la construction et, surtout, de la technologie militaire et spatiale. En cette fin des années 1950, il est clair qu’une guerre traditionnelle, frontale, entre grandes puissances n’est plus possible. En cas d’affrontement nucléaire, les grands espaces russes ne pourront plus égarer ni épuiser l’ennemi comme aux temps de Napoléon ou d’Hitler.

Les années 1965-1970, un “quinquennat d’or” pour les soviétiques

En 1962, la crise de Cuba contribue à la chute de Khrouchtchev, bientôt poussé à la démission. En octobre 1964, il est remplacé par une direction collégiale : Brejnev, 57 ans, devient premier secrétaire du Parti et Alexis Kossyguine, 59 ans, prési­dent du Conseil des ministres. «Brejnev est alors considéré comme une personnalité de transition, signale Andreï Kozovoï. Il fallait un remplaçant à Khrouch­tchev qui soit accepté par tous. C’est un bon manager qui sait se faire aimer et ne souhaite pas régner par la peur. Il n’en a d’ailleurs pas les moyens.» Il s’agit de moderniser l’économie sans toucher au régime politique. La situation ne cesse de s’améliorer, le PIB soviétique augmentant de plus de 7 % par an lors du «quinquennat d’or» (1965-1970), comme s’en souviendront les Russes avec nostalgie.

Une entente avec l’Amérique apparaît d’autant plus nécessaire que les rapports se dégradent avec la Chine de Mao. Ce dernier, ulcéré par la déstalinisation, conteste à l’URSS son rôle de «phare du mouvement communiste international». Certes, la guerre du Vietnam manque de compro­mettre le «sommet du siècle» proposé par Nixon, mais la visite historique du Président américain en Chine, début 1972, convainc Brejnev de maintenir le rendez-vous de Mos­cou­, tant il craint que le rapprochement sino-américain ne se transforme en axe antisoviétique. Pour les principaux leaders de la deuxième moitié du XXe siècle, tous nés avant 1914 – tant Nixon, embourbé au Vietnam, que le chancelier d’Allemagne de l’Ouest Willy Brandt, promoteur de la détente venu dès 1970 reconnaître à Moscou les frontières issues de la Seconde Guerre mondiale, ou Brej­nev, qui a sauvé la «solidarité du camp socialiste» en mettant fin au Printemps de Prague sans trop de dommages et en épargnant son leader Alexander Dubček… – l’heure est au «plus jamais ça», surtout si le «ça» a la forme d’un champignon atomique.

Le Président américain atterrit donc à Moscou le 22 mai 1972. Il est reçu au Kremlin par un Brejnev qui commence par se montrer glacial (pour rassurer ceux de son entourage qui dénoncent cette rencontre) puis se fait soudain charmeur, au point que Nixon, amusé, le surnomme «Docteur Jekyll et Mister Hyde». Il est urgent pour l’Américain de sortir honora­blement de la guerre du Vietnam, et pour Brejnev et son équipe (Andreï Gromyko, Alexis Kossyguine, Iouri Andropov­) d’obtenir, en échange de quelques petites concessions idéologiques au capitalisme américain, les immenses avantages de la coopération économique et du désarmement. L’accord Salt (Strategic Arms Limitation Talks) affirme la nécessité d’arrêter la course aux armements nucléaires qui épuise les économies et me­nace la stabilité internationale. On reconnaît l’impossibilité de gagner une guerre nucléaire et l’égalité de l’URSS et des États-Unis en tant que superpuissances politiques, la parité militaire étant atteinte. L’accord est signé à Moscou­ le 26 mai 1972. Brejnev confie à ses collègues : «On peut faire affaire avec Nixon. Il faut se préparer au sommet américain», évoquant sa prochaine visite aux États-Unis. Et le dirigeant soviétique d’affirmer : «La détente, c’est le deuxième front de la Grande Guerre patriotique.»

Après un rapprochement avec les États-Unis, l’URSS renoue avec sa politique d’isolement

Il atterrit à Washington un an plus tard et retrouve Nixon, son «grand ami», le 18 juin 1973 dans le bureau ovale de la Maison-Blanche. L’objectif est non seulement de rendre la «coexistence pacifique» irréversible, mais aussi de montrer que Moscou­, et non Pékin, demeure le partenaire privilégié de Washington. On prépare un nouveau traité Salt sur l’utilisation du nucléaire à des fins pacifi­ques. Des échanges sont prévus dans les domaines de l’éducation, de la science, de la technologie, de la culture. On projette même une chambre de commerce américano-soviétique. Cette détente culmine dans un voyage en Californie, où Nixon invite son homologue à La Casa Pacifica, sa résidence privée, et lui offre une superbe Lincoln Continental. Le Soviétique, passionné d’automobiles, est enchanté. Brejnevsouligne les «bonnes relations entre nos deux États, entre nos deux peu­ples, et no­tamment les accords sur la prévention d’une guerre nucléaire entre nous». Le «cow-boy rouge» devient presque populaire aux États-­Unis.

Au point que le Président Pompidou, en France, se met à craindre que ce «condominium soviéto-américain» ne finisse par nuire à l’Europe, à sa liberté, à son indépendance. Cette alliance, en tout cas, se montre efficace au moment de la guerre du Kippour, à l’automne 1973. En accord avec Nixon et son conseiller Henry Kissinger (qu’il surnomme amicalement Guenri, le «H» aspiré de Henry étant transcrit par la lettre «G» en cyrillique), Brejnev se dépense sans compter pour arrêter les hostilités, menaçant Israël momentanément victorieux, mais aussi l’Égypte et la Syrie avides de revanche. Or, dit-il, «on ne fera pas la guerre pour eux ! Une guerre mondiale, jamais !» Les combats cessent définitivement le 26 octobre, et s’ensuivent de longues négociations (qui aboutiront plus tard aux accords de Camp David).

En 1974, lors d’un voyage à Cuba, le chef du Kremlin prononce un discours un peu décalé, déclarant qu’il n’a jamais été question pour l’URSS d’exporter son système : «La révolution pousse sur le sol de tel ou tel pays, elle est l’affaire du peuple de ce pays […] L’amélioration des relations soviéto-américaines profite au monde entier.» Mais le vent de l’entente est déjà en train de tourner. En quelques mois, Brejnev perd ses comparses. Nixon est balayé par le Watergate, Brandt obligé de démissionner en mai après l’arrestation d’un de ses conseillers convaincu d’espionnage au profit de la RDA, Pompidou meurt en avril…

Les nouveaux Présidents américains, Ford, puis Carter, et le chancelier allemand Schmidt se montrent beaucoup moins complaisants. Brejnev préfère expulser l’écrivain dissident Soljenitsyne plutôt que de l’arrêter, pour ne pas heurter l’Occident, mais il se reprend à crain­dre l’affaiblissement de l’URSS sous la menace nucléaire ou par l’influence croissante des «eurocommunistes» (notamment en Italie) qui remettent en cause l’influence de Moscou. La croissance industrielle s’affaiblit, tombant de 6 % avant 1974 à 1 % en 1979. La stabilité s’est muée en stagnation. «L’économie doit être économe», proclame Brejnev en une formule que raille la population.

Une succession chaotique

Lui-même n’est plus le même homme. Le solide gensek du début des années 1970 est désormais un vieillard malade, dépendant des somnifères, atteint d’athérosclérose, s’exprimant mal, tremblant, presque sénile. En visite à Varsovie, on le voit se comporter d’une manière «inadéquate», jouant au chef d’orchestre pendant qu’on interprète L’Inter­nationale­. À Moscou, à la tribune de la place Rouge d’où il assiste aux grandioses défilés militaires devenus sous son règne une institution, il incarne la fatigue d’un système à bout de souffle. Pourtant sa présence reste préférable à une succession incertaine. En juin 1979, l’atmosphère de la conférence de Vienne, qui vise à la signature d’un deuxième accord Salt, n’est guère à la détente. La crise des euromissiles, qui a vu les Soviétiques déployer leurs nouveaux vecteurs nucléaires SS-20 à la frontière est-européenne, mais aussi le soulèvement sandiniste au Nicaragua, armé par Moscou, provoquent une nouvelle vague de méfiance, de peur et d’intrigues. Carter gèle les échanges avec l’URSS, qui se précipite de son côté dans le piège de la guerre civile en Afghanistan. Ce Vietnam soviétique durera dix ans.

Brejnev n’en verra pas la fin : il meurt d’une crise cardiaque le 10 novembre 1982, laissant un héritage paradoxal. Selon l’historien Philippe Comte (La Russie des tsars, sous la dir. d’Emmanuel Hecht, éd. Tempus, 2017), «la militarisation de l’économie qu’il encouragea, l’immobilisme – le zastoï – qu’il imposa et la corrup­tion qu’il laissa proliférer figurent parmi les principales causes du naufrage en 1991.»

Pour Andreï Kozovoï, le bilan dépend de l’année où l’on se place : «Jusqu’au milieu des années 1970, on a l’impression que l’URSS a l’avenir pour elle, c’est un modèle qui peut fonctionner, on parle de «convergence» entre capitalistes et communistes. À la fin du règne de Brejnev, on se dit que c’est une catastrophe, que l’empire va s’écrouler.» Sa succession chaotique l’atteste : Iouri Andropov meurt en 1984, suivi par Konstantin Tchernenko en 1985. Et enfin Mikhaïl Gorbatchev, qui préside à la mort de l’URSS par cette perestroïka qui lui vaudra d’obtenir, en 1990, le prix Nobel de la paix. La récompense dont rêvait Léonid Brejnev.

⋙ Vladimir Poutine, premier tsar du XXIe siècle

➤ Article paru dans le magazine GEO Histoire de janvier-février 2023 (n°87, Kremlin).

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