Le manuel de riposte de "Marianne" : non, Fleur, la laïcité n’est pas islamophobe
Une femme musulmane portant une abaya devant une école élémentaire, à Valence (Drôme).
« La laïcité est un concept islamophobe », « Ça n’est qu’un prétexte pour cracher sur les musulmans », « Les gens qui s’en réclament sont racistes ! » Votre nièce Fleur martèle cet argumentaire à longueur de dîners ? Hélas, il se trouve que ce dernier est particulièrement répandu chez les principaux intéressés. 78 % des musulmans français considèrent que la laïcité, « telle qu’elle est appliquée aujourd’hui par les pouvoirs publics », est « discriminatoire envers les musulmans ». C’est le résultat d’un sondage Ifop commandé par la webtv laïque franco-arabe Elmaniya.tv, le 9 décembre 2023, à l’occasion de la journée nationale de la laïcité. Retour sur les clichés et contrevérités qui entourent le principe républicain.
« La laïcité cible uniquement la religion musulmane »
Eh non, Fleur. C’est même l’exact contraire : la laïcité s’applique indifféremment de la religion concernée. Dans un entretien accordé à la revue Front populaire, l’historien Éric Anceau tente de définir simplement le concept : « Je définis la laïcité comme le refus de tout assujettissement du politique et du social au spirituel et au religieux, la reconnaissance de la liberté de conscience et l’égalité de toutes et tous devant la loi qu’elles et ils croient au ciel ou n’y croient pas ».
L’auteur de Laïcité, un principe. De l’Antiquité au temps présent, publié chez Passés composés, revient au passage sur l’étymologie du terme : « Le mot “laos” qui a donné “laïcité” nous renvoie à l’idée de vivre en commun, de faire société, par-delà les différences entre nous et les possibles intolérances. » En ce sens, la laïcité ne cible pas plus l’islam que le catholicisme, le judaïsme ou toute autre religion.
A LIRE AUSSI : Hostilité à la loi de 1905, abayas : sondage accablant sur le rapport des Français musulmans à la laïcité
La preuve en est que des polémiques éclatent parfois autour de possibles atteintes à la laïcité en lien avec chacune de ces religions. À titre d’exemple, en décembre dernier, Emmanuel Macron a assisté à une célébration de la fête juive de Hanoukka, à l’Élysée. Le président de la République s’est alors vu accusé de piétiner le principe de laïcité. « Le président d’une République laïque n’a pas à faire cela », a réagi, à l’époque, le député insoumis Alexis Corbière, sur X.
Autre exemple : Emmanuel Macron a assisté, en septembre 2023, à la messe célébrée par le pape François au stade Vélodrome de Marseille, précisant s’y rendre en tant que « président » d’un pays laïque mais pas en tant que « catholique ».
Cela lui a valu son lot de critiques, à l’image de la tribune publiée par l’historien Jean-Noël Jeanneney dans les colonnes du Monde. « Aucun précédent ne peut motiver l’entorse à la loi de 1905 (sur la laïcité, N.D.L.R.) que se prépare à commettre le président de la République en assistant à la messe que célébrera le pape François », avait-il estimé.
« On ne dérange pas les juifs ou les chrétiens avec cette notion »
Il est grand temps pour notre amie Fleur d’ouvrir un livre d’histoire. Car la laïcité française s’est construite dans son opposition, parfois violente, au catholicisme. Et sa gestation fut longue : au XVIe siècle, plusieurs décennies d’affrontements religieux accouchent de l’édit de Nantes, en 1598, qui voit Henri IV consacrer la liberté de culte des protestants. Son petit-fils Louis XIV révoquera ce principe, persécutant les protestants du royaume de l’époque. Au XVIIIe siècle, tous les philosophes des Lumières (Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Diderot…) posent des jalons supplémentaires en faveur de la laïcité, ciblant l’Église catholique, qui n’est pas encore séparée de l’État français.
A LIRE AUSSI : “Hanoukka à l’Élysée, on se pince” : le jour où Macron a perdu toute crédibilité sur la laïcité
En 1789, les cahiers de doléances des États généraux proposent que l’enseignement et l’éducation ne soient plus confiés aux ordres ecclésiastiques, mais à des pères de famille laïcs. La Révolution entame alors le long et douloureux processus de séparation de l’Église et de l’État. Tout au long de la troisième République, l’affrontement entre laïcité et catholicisme va se poursuivre, et ce même après la loi de séparation des Églises et de l’État, en 1905. Ça n’est qu’à partir de la IVe République que la victoire du principe laïque est entérinée, avec sa constitutionnalisation en 1946.
« Les polémiques actuelles sur la laïcité ciblent uniquement les musulmans »
Si nous avons précédemment constaté que cette affirmation de Fleur est inexacte, force est de constater que, depuis les années 1980, les polémiques et législations sur la laïcité concernent au premier chef les pratiques religieuses des musulmans.
Le voile islamique se diffuse plus largement sur le territoire français, provoquant polémiques et affaires, notamment lorsque des élèves refusent d’enlever leur hijab au sein de leur établissement scolaire. Dans les années 1990 et au début des années 2000, les décisions de justice se multiplient, sans qu’une jurisprudence claire ne s’établisse.
C’est pourquoi la loi sur les signes religieux dans les écoles publiques françaises est instaurée en 2004. Elle interdit la manifestation ostensible d’une appartenance religieuse. Vingt ans plus tard, certains membres de la communauté éducative s’appliquant à faire respecter la laïcité continuent de se faire traiter d’« islamophobes ». Certains sont menacés de mort, à l’image de la récente affaire du lycée Ravel, à Paris, tandis qu’en octobre 2020, ce procès en racisme a coûté la vie à Samuel Paty.
A LIRE AUSSI : Depuis la mort de Samuel Paty, plus d’un prof sur deux se censure face aux atteintes à la laïcité
Pourquoi une telle cristallisation sur une religion relativement neuve en France, devenue en quelques décennies la deuxième religion du pays ? L’historien Éric Anceau tente d’expliquer ce phénomène dans son ouvrage.
« Alors que les sociétés occidentales sont sorties de leur religion historique, il est difficile de concevoir qu’une religion puisse aujourd’hui poser de réels problèmes et ne finisse pas, un jour ou l’autre, par se plier à la sécularisation. Demander pourtant à l’islam et aux musulmans d’accomplir sans effort, mais aussi sans aide, ce que le christianisme et les chrétiens ont mis plusieurs siècles à accomplir relève, au mieux, du pari osé, souligne-t-il. En effet, les questions que pose aujourd’hui l’islam à la laïcité ne sont pas les mêmes que celles que lui posaient jadis le catholicisme, les protestantismes et le judaïsme et qui lui ont permis de se définir. Elles constituent le grand défi actuel de la laïcité. »
« Le principe est utilisé à des fins discriminatoires »
Si l’argumentaire de Fleur selon lequel la laïcité serait islamophobe est parfaitement infondé, nul ne peut nier que, comme tout principe législatif, cette dernière n’est pas immunisée contre sa récupération voire son détournement, à des fins politiques.
Ainsi, le Rassemblement national a profité de l’examen du projet de loi confortant les principes républicains, dite « loi séparatisme », en janvier 2021, pour proposer l’interdiction « dans l’espace public, des signes ou tenues constituant par eux-mêmes une affirmation sans équivoque et ostentatoire » de l’idéologie islamiste, parmi lesquels figure le voile dans l’espace publique.
Une proposition qui semble contrevenir aux principes constitutionnels de l’égalité des citoyens devant la loi, la liberté religieuse ou encore le principe même de laïcité, qui garantit le libre exercice des cultes et le respect de toutes les croyances.
« C’est une spécificité française »
Il est dommage de finir notre échange sur une telle ineptie, Fleur. Non seulement la laïcité n’est absolument pas l’apanage de la France, mais elle est appliquée, dans une certaine mesure, dans certains pays musulmans, et des pays à la population très majoritairement musulmane ont choisi la voie laïque, et qui plus est la voie française du principe, à l’image du Mali, du Sénégal et du Burkina Faso.
A LIRE AUSSI : Les extraits exclusifs du livre d’Histoire de référence d’Éric Anceau sur la laïcité
L’exemple turc est en ce sens particulièrement intéressant. Dirigé depuis vingt ans par l’islamo-nationaliste Recep Tayyip Erdoğan, le pays est en proie à une politique d’islamisation vivement critiquée par les milieux laïcs. Et pour cause : la laïcité est un des fondements de la République turque, aujourd’hui composée d’environ 90 % de musulmans. Elle a été inscrite pour la première fois dans la Constitution sous la direction de Mustafa Kemal Atatürk, en 1937. Le président de la République turque souhaite à l’époque créer une nouvelle identité nationale laïque, sur le modèle de la République française.
Un modèle visiblement moins islamophobe que républicain. N’est-ce pas, Fleur ?