Quatre jours après la mort d’Alexeï Navalny en prison, ses proches n’ont toujours pas accès à sa dépouille. Ils accusent le Kremlin d’avoir tué l’opposant et de chercher à maquiller les traces d’un assassinat.
Le mystère qui entoure la disparition d’Alexeï Navalny ne cesse de s’épaissir. L’opposant russe et adversaire numéro un de Vladimir Poutine est mort vendredi 17 février à 47 ans dans la prison polaire IK-3, où il purgeait une peine de 19 ans pour “extrémisme”.
Selon le compte-rendu laconique des services pénitentiaires russes, Alexeï Navalny a succombé à un soudain malaise “après une promenade”. Mais quatre jours après, ses proches n’ont toujours pas eu accès à son corps.
La mère de l’opposant et un avocat se sont rendus dès samedi dans la colonie pénitentiaire, pour se voir remettre un document officiel attestant du décès. Ils ont ensuite été renvoyés vers la morgue de Salekhard, capitale régionale, où ils ont trouvé porte close.
Un hommage à Alexeï Navalny improvisé sur le monument de commémoration des victimes de la répression politique, à Moscou le 17 février
“Dissimuler les traces du meurtre”
“Les enquêteurs ont dit aux avocats et à la mère d’Alexeï qu’ils ne rendront pas son corps, sur lequel sera réalisé pendant 14 jours une soi-disant ‘expertise chimique'”, a affirmé ce lundi sur Youtube Kira Iarmich, la porte-parole d’Alexeï Navalny.
“Ils cachent le corps de Navalny pour dissimuler les traces du meurtre”, a-t-elle fustigé, dénonçant un “mensonge éhonté” des autorités. Interrogé sur le sujet, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, s’est borné à dire qu’une enquête était en cours et qu’il n’y avait pas de résultats “pour l’instant”.
Tatiana Jean, spécialiste de la Russie au sein de l’Institut français des relations internationales (Ifri), reconnaît là un mode opératoire typique du Kremlin. “Le but est de dérouter l’opinion publique, de détourner le débat du fond de l’affaire – la mort d’un opposant politique en prison – sur les modalités”, explique-t-elle à BFMTV.com.
Une pratique courante
Syndrome de “mort subite”, “caillot de sang”… Les médias d’État russes relayent plusieurs versions “pour brouiller les pistes, convaincre l’opinion que ‘tout n’est pas si simple’ et ‘qu’on ne peut pas savoir la vérité'”, poursuit la chercheuse.
In fine, “les autorités gardent le contrôle pour éviter toute expertise indépendante que les proches pourraient demander, a fortiori à l’étranger. L’affaire doit rester interne à l’état russe”.
Anna Colin Lebedev, politiste des sociétés post-soviétiques, évoque sur son compte X “une pratique courante des institutions russes”. “Par exemple dans l’armée, lorsque le conscrit est mort tué par ses camarades ou par les officiers. On traîne le temps de s’entendre sur une version officielle, harmoniser les récits et maquiller les traces autant que possible”, explique-t-elle.
“Ne pas créer de martyr”
Les circonstances troubles qui entourent la mort d’Alexeï Navalny peuvent également rappeler la disparition d’une autre bête noire de Vladimir Poutine. “Après la mort d’Evgueni Prigojine, le Kremlin avait aussi joué la montre”, rappelle Carole Grimaud, spécialiste de la Russie et membre de l’Observatoire Géostratégique de Genève.
Les conclusions du comité d’enquête n’ont été rendues publiques par Vladimir Poutine que le 5 octobre, plus d’un mois après la mort du patron de Wagner. “Faire traîner l’enquête peut être un moyen de faire oublier l’affaire”, poursuit Carole Grimaud.
Dans les deux cas, le pouvoir russe a un objectif, selon la spécialiste: “ne pas créer de martyr”. “Remettre le corps à la famille, ça signifie qu’il y aura un enterrement et donc une sépulture où les gens pourront se recueillir. Or, on a bien vu que le pouvoir russe cherchait à effacer toute trace d’hommages rendus à Navalny”, souligne-t-elle.
Le corps “manipulé”?
D’après Evguéni Smirnov, un avocat de l’ONG spécialisée Pervy Otdel cité par l’AFP, les enquêteurs peuvent légalement conserver jusqu’à 30 jours le corps d’une personne décédée en prison. Mais, selon lui, même après ce délai, les autorités peuvent décider d’ouvrir une enquête criminelle, procéder “à de nouvelles manipulations” et garder le cadavre “autant qu’ils le veulent”.
“Il est très facile de trouver des raisons juridiques pour garder la dépouille des mois, voire encore plus longtemps”, a affirmé l’avocat.
Si le corps est remis un jour par les autorités russes, la famille pourrait réclamer une contre-autopsie. Mais celle-ci pourrait s’avérer compliquée, affirme Bernard Marc, chef de l’unité médico-judiciaire du Grand Hôpital de l’Est francilien.
“Sur un corps bien conservé, au froid, dans des bonnes conditions et non touché, une deuxième autopsie pourrait donner des résultats intéressants. Mais dans le cas de Navalny, le corps a forcément été ouvert et donc exposé et contaminé”, explique sur BFMTV le médecin légiste.
“Les Russes auront sans doute prélevé des organes pour faire des examens toxicologiques. Les viscères peuvent avoir été remaniés, bougés… On peut perdre des informations comme un hématome ou des écoulements sanguins”, estime-t-il.
Entre l’opacité de l’administration russe et le manque de fiabilité de l’expertise médico-légale, “on ne saura peut-être jamais comment Alexeï Navalny est mort”, conclut Carole Grimaud.
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