Interdiction d’Al Jazeera en Israël : cinq minutes pour comprendre pourquoi la chaîne qatarienne dérange
Dimanche, en fin d’après-midi, les canaux télévisés sur lesquels était diffusée la chaîne qatarienne en français et en anglais affichaient un message sur fond noir : « En accord avec la décision prise par le gouvernement israélien, la diffusion de la chaîne Al Jazeera a été suspendue ». AFP/Ronaldo Schemidt.
Écran noir pour Al Jazeera en Israël. Dimanche, en fin d’après-midi, les canaux télévisés sur lesquels était diffusée la chaîne qatarienne en français et en anglais affichaient un message : « En accord avec la décision prise par le gouvernement israélien, la diffusion de la chaîne Al Jazeera a été suspendue ».
Une fermeture de la chaîne approuvée à « l’unanimité », pour une période renouvelable de 45 jours, selon les documents officiels. Cette décision, permise par une loi sur les médias étrangers votée par la Knesset en avril, implique « la fermeture des bureaux de la chaîne en Israël, la saisie de ses équipements de diffusion, l’interdiction de transmission par ses journalistes, le retrait de la chaîne des opérateurs satellite et du câble et le blocage de ses sites Internet », a précisé le bureau du Premier ministre Benyamin Netanyahou.
«Ã‚ Les correspondants d’Al Jazeera ont porté atteinte àla sécurité d’Israël et incité àla violence contre les soldats », a justifié le Premier ministre, ajoutant que le moment était venu « d’éjecter le porte-voix du Hamas de notre pays ». Il avait déjàaccusé la chaîne d’avoir « participé activement » àl’attaque du 7 octobre menée par le mouvement islamiste palestinien.
Pourquoi le gouvernement israélien a-t-il interdit la chaîne ?
Al Jazeera, lancée le 1er novembre 1996 par l’émir du Qatar Cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, est dans le viseur des autorités israéliennes depuis des années. En 2017, le Premier ministre israélien voulait déjà « expulser Al Jazeera d’Israël » et le ministre israélien des communications de l’époque, Ayoub Kara, avait déclaré que la chaîne qatarienne était devenue « le principal outil de Daesh, du Hamas, du Hezbollah et de l’Iran ».
«Ã‚ C’est une chaîne qui a toujours dérangé Israël en raison de sa couverture de l’actualité dans les territoires palestiniens mais également dans le monde arabe et encore plus depuis le 7 octobre, souligne Agnès Levallois, vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient, chargée de cours àSciences-po. Les journalistes ne peuvent pas entrer dans la bande de Gaza, mais Al Jazeera a de nombreux correspondants sur place. Toutes les images diffusées par la chaîne embarrassent Israël, qui entend le plus possible maîtriser l’information et la communication. »
Derrière cette décision, les experts notent ainsi une volonté d’atteindre le Qatar, qui a un rôle dans les négociations d’une trêve entre le Hamas et l’État hébreu. « Je pense que l’objectif d’Israël est de déstabiliser petit à petit la médiation qatarienne », expose Sébastien Boussois, chercheur spécialiste du Moyen-Orient, qui voit aussi dans cette décision le symbole d’une volonté de « black-out médiatique total » alors qu’une offensive à Rafah se rapproche. Pour Agnès Levallois, l’interdiction d’Al Jazeera permet aussi à Benyamin Netanyahou de donner des gages à la frange extrémiste de sa coalition gouvernementale, au bord de l’implosion.
Pourquoi cette chaîne est-elle controversée ?
Al Jazeera, dont le nom signifie péninsule en arabe, est détenue par le groupe Al Jazeera Media Network qui possède aussi Al Jazeera English, destinée à un public anglophone. Jouissant de moyens matériels importants, la chaîne est présente dans de nombreux pays. La chaîne s’est notamment fait une place dans le paysage médiatique arabophone grâce à sa couverture de plusieurs conflits dont la guerre en Afghanistan en 2001 ou celle d’Irak en 2003.
«Ã‚ La chaîne a ouvert une brèche dans la chappe de plomb exercée par les régimes arabes sur les médias. On pouvait voir des opposants interrogés, chose inhabituelle pour l’époque », retrace Kamal Kajja, professeur àl’institut Euromed des Sciences politiques et juridiques. Un traitement de l’actualité qui a suscité l’opposition de plusieurs régimes arabes, qui ont interdit ou empêché la diffusion de la chaîne, àl’instar de l’Arabie saoudite, l’Algérie ou l’Égypte, où certains des journalistes de la chaîne sont emprisonnés ou fichés comme « terroristes ».
La chaîne a été vivement critiquée pour avoir diffusé des enregistrements audios inédits du chef d’Al Qaïda, Oussama Ben Laden et des communiqués de l’organisation terroriste, ce qui lui avait valu le surnom de « Djihad TV. Mais la chaîne a aussi été très décriée pour sa couverture des Printemps arabes, accusée par certains d’être trop proche des Frères musulmans et par d’autres d’être « un instrument de l’influence américaine » dans sa volonté de « remodelage du Moyen-Orient », rappelle Kamal Kajja.
La chaîne est-elle le « porte-voix » du Hamas ?
L’armée israélienne a accusé à plusieurs reprises des journalistes de la chaîne qatarienne d’être « des agents terroristes » affiliés au mouvement islamiste palestinien Hamas et à son allié du Jihad islamique. Al Jazeera nie ces accusations et accuse en retour Israël de cibler ses employés dans la bande de Gaza. Au moins deux de ses journalistes ont été tués depuis le début de la guerre.
Un passif existe entre la chaîne et l’État hébreu : en mai 2022, la journaliste américano-palestinienne Shireen Abu Akleh a été tuée par balles dans un raid israélien en Cisjordanie occupée. En septembre 2022, Tsahal avait reconnu « une forte possibilité » d’avoir tué « accidentellement » la journaliste.
«Ã‚ Je pense que c’est parce que la chaîne donne la voix au Hamas et paye la facture de cette proximité entre les autorités du mouvement islamiste et du Qatar que les autorités israéliennes l’accusent de porte-voix », décrypte Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cernam) àGenève.