Pétition contre Sylvain Tesson: «À quand le Code de la route de la poésie?»

pétition contre sylvain tesson: «à quand le code de la route de la poésie?»

Sylvain Tesson en 2020.

Édouard Cortès est écrivain voyageur. Dernier livre paru: Par la force des arbres (Rue de Sèvres, 2023).

Rendons aux drôles d’oiseaux qui auraient aimé s’en prendre à l’oiseau rare ce qui leur revient. Ils lèvent un malentendu. Sylvain Tesson n’a besoin ni des réactionnaires ni des pétitionnaires pour devenir, année après année, une icône de la poésie. Ceux qui l’adorent, comme ceux qui l’abhorrent, se servent de lui maladroitement cherchant à récupérer chacun de leur côté un cœur dont la qualité rare est d’être sans partage. Il est entier.

Ceux qui le lisent en revanche savent la part de rêves qu’ils lui doivent, grâce à son éternel retour aux chemins : le réel. Par mont et par mots, entre les lignes, il aime et bat le monde d’un cœur à deux ventricules, à droite comme à gauche. Il avance dans la vie comme nos contemporains répugnent parfois à le faire, en pensant avec ses deux hémisphères. Ce qui cloche pour les honnêtes gens, c’est qu’il ne voyage pas à cloche pied. User du pied droit et du pied gauche, c’est déjà marcher à contre-courant. Ce n’est pas du «en même temps». Il cherche dans ses pas un rythme, les bons pieds pour ses vers. Il va à l’unisson. Un pas de côté. Par-delà la mêlée. Il revient avec l’harmonie. Il est d’ailleurs.

Notre siècle a la vingtaine, comme il semble déjà vieux. Peut-être devrons-nous le passer à rappeler ce qui fut, pour des siècles et des siècles, une évidence. Aujourd’hui nous voilà stupéfaits d’avoir à écrire de telles banalités au pays des lettreux : la poésie n’a ni patrie, ni parti. Les poètes en ont parfois. La poésie est un État à elle toute seule. Celui de l’esprit bien sûr. Sans borne. Un état d’âme aussi. Les poètes en ont souvent. Et leurs vers vont sur les mers où ils battent toutes les couleurs du ciel et des pavillons. Garcia n’est pas mort en vain. Lisons Tesson, relisons Lorca : «Dans le drapeau de la liberté, j’ai brodé le plus grand amour de ma vie.»

Quelle mouche a donc piqué ces hommes et ces femmes de bonne volonté de brandir si précipitamment, si gauchement, «No Pasaran» ? Peut-être un vieux réflexe d’encyclopédiste en mal de lumière, de vessie, de lanterne ? Un scrupule d’entomologiste sonnant les trompettes de la renommée ? Évidemment le coup de filet est bien trop bas pour atteindre quoi que ce soit. Le coup est bas mais il est tout de même bien utile car il nous pose question : d’où vient cette idée, cette ambition de vouloir épingler et classer cet écrivain inclassable ?

Lui qui passe sa vie à apprendre à son corps et à son esprit à dépasser leurs limites, lui qui voit et écrit que le monde a des limites, voilà que quelques spécialistes de la dissection cérébrale voudraient le mettre en boîte. On est obligé de sourire et de s’apitoyer un peu. Tout de même. Faire le coup de l’étiquette. On sait bien : plus c’est gros, plus ça passe mais là, c’est microbien. Ça ne fait pas mouche. On imagine alors que c’est une plaisanterie. Attendons plutôt le jour d’avril pour les poissons. C’est amusant. Dressons une statue, à déboulonner aussi sec, aussi secte. «À mort ! À mort !» le poète. On dirait du Rabelais. On est mort de rire.

Au printemps, quand tout sera floraison, nous écouterons Tesson et bien d’autres. En attendant, pour s’instruire sur les insectes, les mouches et leur classification, il est plus utile de relire La Fontaine :

Ainsi certaines gens, faisant les empressés,

S’introduisent dans les affaires :

Ils font partout les nécessaires,

Et, partout importuns, devraient être chassés.

Admettons que ce ne soit pas une plaisanterie. De quoi s’offusque-t-on vraiment ? Qu’un écrivain-voyageur puisse penser en dehors des chemins battus ? Qu’un poète ambulant ne soit pas de son temps ? Comment donc ? Il en serait terminé de «la contrebande littéraire» chère à Aragon ? Adieu panache, dehors Cyrano ? On ne pourrait plus, pour un oui, pour un non, se battre ou faire un vers ? Et le feutre, est-ce comme la plume ? Est-ce offensant de les mettre un peu de travers ?

En ce cas, en plus de pétitions, il faudrait poursuivre la tartufferie et penser aussi à éditer le Code de la route de la poésie. Y aurait-il une conduite accompagnée de la rime ? Des esprits autopilotés ? Des cartes routières du néo-parler ? Verbaliserait-on le verbe ? La police des mots serait-elle remontée ? Et la préface du livret, façon cervelle industrielle, à la Ford : «Pour votre véhicule : vous avez le droit de choisir la couleur, pourvu que ce soit du noir. Pour vos livres : vous avez le droit d’écrire vos lignes, pourvu qu’elles soient produites dans la droite ligne de celles des autres».

Ces pétitions sont utiles, ça réveille un peu ! C’est toujours un printemps en soi de constater qu’on ne s’habitue pas à la bêtise. Si on comprend que l’intention des débâtisseurs fut bonne, on trouve la pétition radicalement idiote. On voit bien qu’ils ont essayé de nous dire quelque chose. Pour une fois qu’un barde nous secoue un peu de notre confort et de nos conformismes, il faudrait le bâillonner. Tesson mène sa vie à l’extrême. Le bêta est littéral, il oublie d’être littéraire.

Si les Français aiment tous les camps de la littérature, tous les champs lexicaux de l’expression, ce n’est pas tant pour les idées exprimées ou rejetées que pour la qualité de l’esprit qui les écrit. Lisons Sylvain et écoutons Péguy, en plein dans le thème :

« Le pire, c’est d’avoir une âme endurcie par l’habitude.

Sur une âme habituée, la grâce ne peut rien.

Elle glisse sur elle comme l’eau sur un tissu huileux…

Les honnêtes gens ne mouillent pas à la grâce. »

En criant «Au loup, au loup !», ça sonne sacrement faux. Ils se trompent bêlement-bellement. Aveuglés par leurs ombres, trompés par leurs craintes, ils confondent, c’est si grossier, la bête d’avec l’esthète. Ils se voulaient pâtres nos pétitionnaires, les voilà brebis. Suivant le troupeau. Tesson, mouton noir des chemins ! On se marre.

De la liberté, ces bons bergers ne conservent que l’idée qu’ils en ont. Si des gardiens du changement pensaient réellement détenir la colombe, vite, qu’ils ouvrent cœur et cage et que vole la liberté pour tous. Allons, honnêtes gens, sortons un peu de nos sérails. N’ayons pas d’illusions : de droite et de gauche, l’herbe n’est jamais plus verte ailleurs, mais gardons-nous d’y semer nos peurs. Autour du feu, lisons Tesson ; à la guitare, chantons Brassens, 1200 fois le même refrain : «Non les braves gens n’aiment pas que. L’on suive une autre route qu’eux…»

Si ces vaillants lanceurs d’alerte posent question, Sylvain Tesson se garde de donner des réponses. Comment cet être en proie permanente avec l’âpreté et la lumière du monde, qui vouvoie en forêt les cerfs, tutoie la mort dans sa chair, réussit-il à faire tenir trois vies en une seule ? Comment ce baladin, plus exigeant avec lui-même qu’avec les autres, agissant et pensant plus que d’autres contre lui-même, comment fait-il ce partisan du progrès personnel pour nous élever en s’élevant ? Comment cet homme qui a vu, vécu et s’est beaucoup vaincu, a-t-il pu conserver son regard d’enfant ? Comment lui qui va partout, vit de tout, réussit-il à chacun de ses retours à ne jamais être revenu de tout ? Comment cette comète, brûlant la vie par les deux bouts, parvient-elle à faire sans relâche des étincelles avec les mots, et pour ses lecteurs à exaucer un peu Apollinaire en remuant les braises et les étoiles ?

Tout être naît poète, mais si peu parviennent à se maintenir dans cet état des origines. Cet état sauvage. À force de travail acharné, à marche forcée, à marche ou rêve, à force de chute, à force d’aimer, Tesson y parvient. Indompté. Il sera le dernier à savoir que sur lui, comme la foudre, la grâce est tombée. Il y est bien cramé. Le mouvement est sa demeure. Il sait demeurer dans le mouvement. Sa patrie, c’est la langue, les livres, l’alexandrin. Son parti, c’est la mer, la montagne, la forêt. Son camp, ce sont les bivouacs, les cabanes, les camps de base. Tesson a dressé sa tente dans le camp du beau.

Ni saint, ni héros, mais à voir des réactions si fausses, si maladroites, si pauvres, on s’aperçoit que tout cela finit aussi par redorer l’icône de la liberté d’expression. Mi-saint, mi-héros. Malgré eux. Malgré lui. Et en lisant Tesson, on se redit avec Vigny :

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,

Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes ! (…)

– Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,

Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !

Il part, il contemple, il écrit. Toujours dans le vent. Pas celui que ses contempteurs voudraient. Il vit avec Éole. Il est montagne, dirait Muir. Il est du vent. Se garde d’en faire. À chaque retour, il partage ce que les paysages ont ajouté encore à son solide bagage. Ulysse, Arthur, Napoléon… Platon, Thoreau, Rimbaud… C’est léger. Prosaïque peu prosaïque. Tout chez lui commence en voyage, se prolonge en esthétique pour finir souvent en éclat. On peut n’être pas d’accord, être loin de ses idées, on peut détester, aimer modérément ou pas du tout, mais il est difficile de ne pas reconnaître qu’il est passé maître pour peindre d’une grande plume le chant des passereaux et de l’alouette, le nuancier des passions humaines, les refrains des flots et des planètes. Tesson : un maître mot. Sylvain : des accents de Hugo :

Peuples ! écoutez le poète !

Écoutez le rêveur sacré !

C’est lui qui, malgré les épines,

L’envie et la dérision,

Marche, courbé dans vos ruines,

Ramassant la tradition.

De la tradition féconde

Sort tout ce qui couvre le monde,

Tout ce que le ciel peut bénir.

Toute idée, humaine ou divine,

Qui prend le passé pour racine,

À pour feuillage l’avenir.

» LIRE AUSSI – Pétition contre Sylvain Tesson: l’incroyable renversement de la liberté d’expression

Les fées elles-mêmes ont dû tomber des nues en tirant ce numéro, tomber à la renverse avec lui sur la tête. Elles ont donné l’esprit, il travaille les lettres. Fêlé, l’esprit est ouvert, il s’est relevé et les a prises aux mots. Les fées, personne n’y peut rien, poussaient déjà son landau au bord du vide laissé par ce temps. La féerie se serait-elle plantée de berceau ?

Non. Il y a juste des choses immuables à travers les hommes et la vilenie et l’aveuglement en sont. C’est toujours la même histoire. Dieu largue sur terre un prophète pour dire quelques vérités, les fées balancent aux hommes un poète pour redire quelques beautés. Ça gêne. Ça constipe. Ça passe mal. Mondains, bourgeois crient au scandale ; ils auraient pu louer. Bohèmes, foutriquets déconstruisent ; ils pourraient s’enchanter. Tesson dort à la belle et couche avec la lune, l’idiot le montre du doigt. On voudrait sortir le prophète et le poète de la cité. Et quand on balance une réclamation pour les attraper avec les grosses ficelles usuelles : zut alors, on s’aperçoit que l’oiseau blanc s’est envolé. Tesson, aux ailes de géant. On est impuissant quand la voix sonne juste et l’esprit vole haut. Le prophète est au-delà. Le poète vient de l’ailleurs. Inclassable. Indomptable. Insaisissable. Il est déjà reparti du côté des mers, de Baudelaire et des albatros. Il est Sylvain…avec les fées.

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