ENTRETIEN. Face à l’économie chinoise, « l’Europe n’a pas été naïve, elle a fait des choix »
Le président de la République Emmanuel Macron a accueilli Xi Jinping à l’Élysée ce lundi 6 mai 2024.
Le président chinois est en France jusqu’au mardi 7 mai. Pour Bruno Le Maire, cette visite de Xi Jinping « doit nous permettre de bâtir un partenariat économique équilibré et solide pour les décennies qui viennent ». Un équilibre qui paraît aujourd’hui difficile à atteindre, tant la France et l’Europe ont laissé le fossé se creuser. Entretien avec l’économiste spécialiste de la Chine Mary-Françoise Renard.
La France célèbre cette semaine les 60 ans de relations diplomatiques bilatérales avec la Chine. Son président est arrivé dimanche 5 mai à Paris pour sa première tournée européenne depuis 2019. Au-delà des questions géopolitiques, la France veut profiter de l’occasion pour afficher sa volonté de rééquilibrer les relations commerciales. Le point avec l’économiste Mary-Françoise Renard, professeure émérite à l’Université Clermont Auvergne, et autrice de La Chine dans l’Économie mondiale – Entre dépendance et domination (aux Presses Universitaires Blaise Pascal).
Bruno Le Maire a plaidé ce lundi pour que la visite de Xi Jinping en France « nous permette de bâtir un partenariat économique équilibré et solide pour les décennies qui viennent ». La France accusait un déficit commercial d’environ 46 milliards d’euros avec la Chine en 2023, tandis que celui de l’Union européenne était de 292 milliards d’euros. Faut-il s’en inquiéter ? Ou la Chine est-elle un bouc émissaire facile ?
Il faut s’en inquiéter. Mais nous avons aussi une responsabilité dans cette affaire. Le commerce de la France avec la Chine n’a pas de grandes spécificités par rapport au commerce international de la France en général. Nous avons le même avantage comparatif avec la Chine qu’avec la plupart de nos partenaires commerciaux, c’est-à-dire l’aéronautique, le spatial, les parfums, les cosmétiques… Nous avons donc une forte spécialisation dans certains secteurs.
Mais l’autre spécificité de la France, c’est le poids très important des firmes multinationales dans les exportations françaises. Il y a généralement un moment où ces firmes considèrent qu’il est plus intéressant d’aller investir dans le pays pour être proche du marché que d’exporter. L’entreprise vendra à la Chine, mais en étant installée en Chine. Alors que l’Allemagne par exemple a un tissu de PME que n’a pas la France. Et ces PME exportent, elles ne se délocalisent pas.
L’autre point important, c’est la désindustrialisation de la France à la fin du siècle dernier et un peu au début du XXIe siècle. Cela a été un choix politique. Il a consisté à dire que nous serions une société de services et à laisser l’industrie à d’autres pays.
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Ce déficit dit beaucoup de l’économie française, mais que dit-il de l’économie chinoise ? Face aux critiques, le président chinois Xi Jinping a assuré que « le soi-disant problème de la surcapacité de la Chine », expliquant l’afflux massif vers d’autres pays de produits bradés, « n’existe pas »…
La Chine avait un modèle de croissance qui était fondé sur des investissements dans les infrastructures et notamment dans l’immobilier. Qui a fini par devenir inefficace. Donc ces investissements se sont tournés vers la production industrielle. La consommation en Chine, si elle n’est pas atone comme on le dit parfois, n’a pas beaucoup progressé. La Chine a donc bien d’énormes capacités de production, n’en déplaise à Xi Jinping.
La Chine est aussi accusée de fausser la concurrence par le biais de subventions à son industrie…
L’État intervient beaucoup en Chine. Mais il n’y a pas seulement la question des subventions. La Chine a mis en place une forme de planification. En 2015, elle présentait son plan Made in China 2025. Elle a eu une stratégie qui n’était pas du tout secrète. Avec très clairement une organisation par l’État (même s’il y a des entreprises privées) de ce que devait être l’évolution de ses spécialisations industrielles. C’est une vision stratégique qui a été très efficace.
La France et l’Europe ont-elles été trop naïves ?
Je ne crois pas du tout à la naïveté de l’Europe et de la France. Elles n’ont pas été naïves, elles ont fait des choix politiques.
La stratégie française, qui a été une stratégie de désindustrialisation, a été un choix délibéré. On a vendu des fleurons de l’industrie française, notamment aux États-Unis. Et on a développé une financiarisation de l’économie, et notamment de l’industrie, qui fait que des fonds de pension ont racheté des entreprises pour ensuite les éclater, les démanteler, etc. On a eu des stratégies de court terme.
On voit bien que la politique industrielle doit se situer au niveau européen. Et l’Europe n’était pas du tout prête à faire cette politique industrielle. L’Allemagne y était opposée. L’idée, c’était « laissons fonctionner le marché, on ne va pas intervenir ». Ce n’est pas de la naïveté, c’est un choix politique.
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À la lumière de la crise sanitaire et de la guerre en Ukraine, les discours ont changé. L’Union européenne « n’hésitera pas à prendre des décisions fermes » si nécessaire pour « protéger son économie et sa sécurité », a déclaré la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen…
La position européenne a changé ces dernières années, notamment à partir du moment où l’Allemagne s’est rendu compte que la Chine achetait certains de ses fleurons technologiques et allait lui faire une concurrence très rude sur ces secteurs.
Ce qui est très intéressant aujourd’hui, c’est que l’Europe cherche à définir sa stratégie industrielle, et à se donner les moyens d’agir pour mettre en place cette stratégie.
Mais ce n’est pas simple. Car lorsqu’on met des droits de douane, il y a des représailles. Comme l’Europe a annoncé une enquête sur les véhicules électriques, la Chine a indiqué qu’elle allait faire une enquête de dumping sur les eaux-de-vie de vin, dont le cognac. C’est un classique du commerce international.
Tous les secteurs n’ont pas le même intérêt. Comment arbitrer ?
C’est clairement un choix politique des gouvernements. Ce qui est compliqué aussi, c’est qu’on met des taxes sur les voitures électriques qui vont être importées de Chine, ce qui est légitime. Mais dans ces voitures importées, certaines seront fabriquées par des entreprises européennes voire françaises.
Vous le disiez, l’Allemagne a en partie changé de position. Mais ses intérêts restent différents des intérêts français… La Chine n’a-t-elle pas tout à gagner à jouer la division ?
Bien sûr. D’ailleurs, on voit bien que quand Olaf Scholz est allé en Chine, il s’est fait accompagner d’industriels allemands, il n’a pas proposé à des chefs d’État européens de l’accompagner. Il n’est pas à Paris aujourd’hui, même s’il a rencontré Emmanuel Macron en amont. Il ne veut pas jouer totalement le jeu de la cohésion européenne. Bien sûr que cela fait le jeu de Xi Jinping.