Julien Creuzet, un plasticien à Venise
Un corps transparent, sans tête, flottant dans l’océan Atlantique, celui de Zumbi dos Palmares (1655-1695), esclave insurgé décapité, héros de la résistance afro-brésilienne. Des poissons fluorescents nagent autour, des machettes baignent dans le liquide, ces eaux profondes de l’Histoire, à la beauté inouïe autant que tragique? Il y a là l’influence de la culture vaudoue, de la figure du zombie, qu’il réhabilite, loin des clichés de cinéma, comme une voie d’expérimentations fascinantes entre la mort et la vie?
La plus récente vidéo de Julien Creuzet, exposée jusqu’à fin mai au Magasin de Grenoble, annonçait déjà l’?uvre que l’artiste ultramarin de 38 ans, né au Blanc-Mesnil, élevé en Martinique, nouvelle étoile de la planète art autant que poète, présente, au pavillon français de la Biennale de Venise, une ?uvre titrée comme un poème : « Attila cataracte ta source/ aux pieds des pitons verts/ finira dans la grande mer/ gouffre bleu/ nous nous noyâmes/ dans les larmes marées de la lune ».
Tout commence par un poème
À Grenoble, le parcours, sur 2 000 mètres carrés, qu’il intitule « Oh téléphone, oracle noir [?] », titre d’une de ses premières vidéos (2015), réalisée sur son téléphone, auquel il accorde un pouvoir quasi magique, montre comment, chez Creuzet, tout commence par un poème, pour se poursuivre en installations où les sculptures arborescentes faites de matériaux des plus divers (plastique, peau de chèvre, basket, câble, tissu, filet, bois?) dialoguent avec les vidéos, ici visibles en continu. Dans Mon corps carcasse, Creuzet chante sur des images magnifiques et prégnantes évoquant la chlordécone, pesticide interdit en France mais utilisé dans les bananeraies, tout près de chez son père.
Ailleurs, il fait danser les statuettes d’art classique africain entourées de rouge et de noir, couleurs du Mardi gras en Martinique. Le sourire n’est jamais loin. Partout les langues s’entremêlent (français, anglais, créole, brésilien), autant que musique et peinture, fonctionnant comme une série d’archipels, avec au sol des sculptures de métal découpé, et dessinant sous nos yeux ce que le penseur et écrivain Édouard Glissant appelait le « Tout-monde ». Creuzet le cite toujours, avec Miles Davis et Wifredo Lam, comme inspirateur. « Je ne sais plus ce que veut dire la distinction entre art visuel et littérature ou poésie. Je crois que c’est la même chose. »
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Ces ?uvres viennent aussi d’un paysage d’enfance, en Martinique, celui d’où Julien Creuzet se raconte, face à la mer, depuis la maison d’Édouard Glissant, au Diamant. C’est l’île de ses parents, où il a vécu jusqu’à sa vingtaine, et où il a souhaité dévoiler, en février, l’?uvre qu’il préparait pour le pavillon français. Il lui fallait partager ce décor d’où bat « le c?ur sensible de [s]on travail ». Son père, Bruno Creuzet, aide-soignant et artiste, l’emmenait dès le plus jeune âge, avec sa mère, dans les expositions des artistes martiniquais, que Julien Creuzet tient à faire connaître, tels les grands Victor Anicet, Ernest Breleur?
« Petits boulots »
Pour autant, l’enfant ne dessine pas. C’est presque un interdit chez les Creuzet : « Dans le manifeste de Dubuffet, bible posée sur la table à la maison, il était dit qu’apprendre à dessiner ou à représenter le réel de façon réaliste était perdre sa créativité ; autrement dit, il était recommandé aux enfants de ne pas apprendre à dessiner », raconte-t-il d’une voix posée, réfléchie et ponctuée de sourires. Adolescent, il s’exprime plutôt dans l’écriture, la chanson, la musique, et c’est par le théâtre qu’il intègre le Campus caraïbéen des arts, l’école d’art de Fort-de-France, avant de poursuivre ses études en « métropole », comme on ne dit plus.
FIGCAPTION STRONGCollage. /STRONG INos mots cyclone, Salvador et Balisier/I, une des ?uvres inédites du catalogue du pavillon français à Venise (Beaux-Arts de Paris – Institut français)./FIGCAPTION © Nos mots cyclone, Salvador et Balisier © Julien Creuzet, 2024.
Collage. Nos mots cyclone, Salvador et Balisier, une des ?uvres inédites du catalogue du pavillon français à Venise (Beaux-Arts de Paris – Institut français). © Nos mots cyclone, Salvador et Balisier © Julien Creuzet, 2024.
Julien Creuzet est intarissable sur ses cinq années bénies aux Beaux-Arts de Caen. Difficiles, car vécues loin de la famille, de la communauté antillaise, mais favorable à ce que rien ne vienne le distraire. Creuzet découvre l’écosystème du monde de l’art par ses « petits boulots », au Frac Normandie, et dans une galerie privée. De la lithographie à la scénographie, il apprend tout, fréquente les artistes, expérimente, aussi, le frottement de sa culture d’Ultramarin à l’histoire de l’art occidentale.
«Ã‚ Pour comprendre l’art des années 1960-1970, il fallait comprendre le rock, mais, en Martinique, àla radio ou àla télévision, il doit y avoir 0,1 ou 0,2 % de rock qui passe ! » C’est exactement àcet endroit que se situe le travail de l’artiste, dans cette relation entre les cultures, avec la liberté de « pouvoir se redéfinir àchaque instant ».
Le risque de l’opacité
Représenter la France à Venise donne à l’artiste caribéen l’occasion de faire connaître la diversité de son territoire en invitant les spectateurs à s’immerger par tous les sens dans les différents paysages, y compris littéraires, qui le composent, aussi lointains et mystérieux paraissent-ils.
À l’inévitable question « D’où venez-vous ? », il répond : « Je suis français, caribéen, afrodescendant d’un peuple qui fut projeté dans ces terres par la traite esclavagiste. » Être martiniquais, pour lui, c’est ainsi être dans un mouvement complexe d’histoire, dans l’insularité, dans ce paysage « qui offre aussi la possibilité de s’échapper le plus loin possible par les yeux, quand on est face à cette eau ».
Julien Creuzet met au jour les parts manquantes de l’Histoire, prend le risque de l’opacité, sans jamais se départir d’une joie généreuse et profonde, celle qui, par tous les moyens associés dans son processus créatif, permet de faire ce grand saut dans la beauté. « Rien n’est vrai tout est vivant », disait Édouard Glissant. Rien n’est vrai tout est mouvement, semble renchérir, en plasticien-poète, Julien Creuzet.
«Â Oh téléphone, oracle noir [?] », Magasin CNAC, Grenoble jusqu’au 26 mai ; « Attila cataracte [?] » au pavillon français, Biennale de Venise, du 20 avril au 24 novembre. labiennale.org
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