Aujourd'hui en Ukraine, "80 à 85 % de l’arsenal russe est composé d’armes de l'époque soviétique"

Sur le théâtre ukrainien, l’armée russe a enregistré plusieurs poussées décisives. Pourtant, les observateurs ne cessent de relever l’ancienneté, voire la vétusté de l’arsenal russe, héritage de l’ère soviétique. Geo a interrogé sur ce sujet Léo Péria -Peigner, chercheur en armement et industrie de Défense au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (Ifri).

On constate sur le terrain ukrainien la présence d’une grande quantité d’armes russes héritées de la période soviétique. Dans quelles proportions ?

Léo Péria-Peigné : Comme l’industrie de défense russe a du mal à produire du neuf, 80 à 85 % de l’arsenal est composé d’armes soviétique. Parmi les chars de combat employés en Ukraine, pas un n’a été développé après la guerre froide.

Globalement, il y a très peu de systèmes qui ont été développés ex-nihilo depuis les années 1990 et qui ont ensuite été produits en quantité. La plupart des armes possédées par la Russie sont des réemplois de vieux blindés soviétiques modernisés, parfois assez anciens. 80 à 90% des véhicules qui sortent des usines russes sont en fait des véhicules anciens qui sont réhabilités. Mais les stocks soviétiques ne sont pas infinis, ce qui oblige l’armée à moderniser des véhicules de plus en plus vieux, comme le char T-55, entré en service dans les années 1950.

Dans l’arsenal russe, tout est donc daté ?

Littéralement tous les chars sur le terrain en Ukraine datent de la période soviétique. Le T-90, char le plus moderne en service en Ukraine, date de 1992, mais il s’agit d’une version modernisée du T-72. Un constat similaire peut être fait du côté de l’artillerie : beaucoup de systèmes anciens rénovés, très peu de systèmes réellement modernes produits en nombre.

Si on regarde les lance-roquettes, même les Smertch datent des années 1980. Le Tornado G a été produit en 2012 mais c’est une amélioration d’une version précédente. L’industrie russe a cependant une grande expérience dans les missiles et notamment dans la défense aérienne. Le S-400 (S-400 trioumf/ système antiaérien antimissile, Ndlr) a ainsi été développé après la Guerre froide, de même que le missile balistique Iskander.

Le blog Oryx a fait une liste d’armes russes anciennes encore en service : une partie des troupes, celles composées de prisonniers russes notamment, est équipée avec des fusils datant du XIXème siècle.

L’armement moderne est présent mais il concerne des systèmes très spécifiques (guerre électronique, radar, véhicule spécialisés). Faute de produire du matériel neuf, l’armée russe compte sur la masse de matériel soviétique modernisé, qui garde cependant un vrai potentiel de combat.

C’est pareil dans l’armée de l’air ?

Parmi les avions de chasse, il n’y a presque que des versions soviétiques modernisées comme les Su-35, 34 et 30 qui sont des dérivés du Su-27, entré en service en 1985. C’est pareil pour les avions de transports et les hélicoptères de combat (le Mi-28 a été mis en service 1988, ndlr). Quelques appareils vraiment modernes existent comme le Su-57, mais ils sont présents en nombre limité et n’ont apparemment pas été engagés en Ukraine.

Contrairement à l’Armée de terre, il n’y a pas de vrai stockage d’avion. Les avions de transport russes étaient produits majoritairement en Ukraine. Quand les Russes ont commencé à manquer un peu d’avion de transport, ils ont récupéré des appareils inutilisés au bout des pistes de bases militaires, et ils en ont remis en état une partie. Aujourd’hui, un tiers de la flotte d’Il-76 vient de là. Pareil pour les hélicoptères.

Et côté marine ?

Pour la marine c’est encore pire. La Russie n’a jamais été une puissance navale, et l’industrie navale russe aujourd’hui est dans un état très compliqué. Il y a des délais énormes, une perte de compétences importante… Aujourd’hui, la marine russe aurait du mal à se refaire un porte-avion.

En revanche, pendant les dix dernières années, ils avaient quantité de coques qui n’avaient pas encore été terminées ou armées, au moment de la chute de l’Union soviétique, comme le Moskva (croiseur coulé en avril 2022, Ndlr).

Donc ils ont rempli ces coques là, ils les ont sur-armées, ils les ont modernisées – difficilement, car c’est difficile d’adapter un bateau soviétique à de l’électronique moderne. Et ça leur permet aujourd’hui d’être présents en mer Noire. Dans la flotte russe actuelle, peu de grands navires ont été construits après 1990. Les navires logistique Ropucha, auxquels les Ukrainiens s’attaquent, ont quasiment tous été construits pendant la guerre froide.

La vétusté expliquerait les défaites russes en série en mer Noire ?

Pas seulement, car il y a aussi des navires modernes qui ont été touchés. Les Ukrainiens ont créé quelque chose d’assez nouveau au niveau naval, et face à cela même nous ne serions pas mieux armés. Comme le système d’attaque ukrainien n’existait pas avant le conflit, les navires russes n’ont pas été pensés pour se défendre face à cela.

Où la Russie stocke-t-elle toutes ces armes ?

Il y a des stocks un peu partout dans le pays et notamment une partie qui a été reculée derrière l’Oural après le traité sur les forces conventionnelles dans les années 1990. Il y a des bases qui sont à peu près bien entretenues pour le matériel complexe, comme l’artillerie portée et les lances-roquettes, stockés sous bâche ou dans des bâtiments à l’hygrométrie contrôlée pour limiter leur dégradation.

Mais beaucoup sont des casses à ciel ouvert qui vont servir de sources de pièces de rechange, au mieux, mais qui pourraient difficilement régénérer des véhicules.

Les plus vieux chars, notamment les T-55, ont été stocké à hauteur de quelques milliers mais leur état réel est difficile à estimer. Il faut un temps et un investissement pour les remettre en état qui sont quasiment équivalents à ceux pour récréer un char neuf.

Les sites de stockages d’armes en Russie.  ©Léo Péria-Peigné – Ifri 2022

Les bases russes se vident petit à petit. Il y a une partie des stocks qui reste en place, mais on pense qu’elle est inutilisable. Sur les bases qui se dégarnissent, on voit que cela est lié au prélèvement de systèmes encore en état.

Pourquoi la Russie a-t-elle gardé tant de stocks d’armes de l’ère soviétique ?

Les Soviétique, après la Seconde guerre mondiale, ont fait des études. Ils se sont aperçus qu’un char ou un blindé, en général, avait une espérance de vie extrêmement limitée au combat, et qu’il fallait donc une industrie qui puisse produire en très grande quantité, avec une approche de l’innovation qui est un peu différente de chez nous en Europe.

Là où en Europe, en Occident, on a tendance à repartir sur une page blanche pour nos chars et nos blindés tous les 20 à 30 ans, les Russes préfèrent des innovations incrémentales : les blindés et chars sont gardés en service d’autant plus facilement qu’ils ont les pièces de rechange. Ainsi, les Soviétiques ont créé des familles de véhicules à l’espérance de vie très longue : le char T-90 moderne est un T-72 amélioré qui est lui-même un T-64 simplifié et on retrouve des dispositions et des pièces assez similaires entre les modèles. Pour les chars français, il y a un fossé immense entre l’AMX-30  des années 1960 et le char Leclerc actuel.

Dans quelle mesure ces armes permettent-elles à la Russie de s’imposer sur le terrain ukrainien ?

Sans ces armes soviétiques la Russie n’aurait pas le choix, car sa production d’armes neuves est trop faible, non seulement pour son volume d’armée, mais aussi pour les tactiques qui sont employées. Ils ne pourraient pas se permettre de perdre 600 blindés par mois (estimations lissées Oryx, Ndlr) s’ils n’avaient pas cet arsenal derrière. Mais même s’ils remportent cette guerre grâce à ces stocks, ils pourront difficilement reproduire l’opération dans le futur.

On voit ces derniers temps des assauts menés avec des engins qui sont de moins en moins appropriés, notamment des BTR, des véhicules à roue qui ont beaucoup de mal sur un terrain tourmenté. Cela peut signifier que la Russie commence à arriver au bout des stocks de certains systèmes plus appropriés. Et dans le même temps on voit de plus en plus de fantassins russes qui s’entassent sur des chars, ce qui laisse peut-être entendre qu’ils sont à court de véhicules de transport.

Combien de temps la Russie peut-elle encore tenir grâce à ces armes soviétiques ?

Si on regarde les estimations Oryx, on voit que les Russes ont perdu depuis le début de la guerre en Ukraine 15 264 unités de blindés, artillerie et véhicules confondus.

C’est énorme, mais si on ne donne pas aux Ukrainiens les moyens de détruire les systèmes qui restent, difficile de dire combien de temps les Russes pourraient encore tenir. Les Ukrainiens tiennent depuis 2 ans et c’est incroyable, mais s’ils n’ont pas le soutien approprié ça risque d’être compliqué. Car ce n’est pas parce que les armes russes datent des années 50 qu’elles ne marchent pas. Les stocks, c’est faute de mieux, mais mieux que rien.

La Russie a donc d’énormes stocks de vieilles armes. Pourquoi n’est-elle pas capable de produire du neuf ?

A l’époque soviétique, le pays était capable de produire une grande quantité d’armes : la Défense consommait une part très importante du PIB de l’URSS. La fin de la Guerre froide a entraîné l’effondrement de l’industrie russe, qui s’est ensuite mise à vouloir produire des armes de plus en plus complexes, et donc chères, au début des années 2010. Ces systèmes représentent apparemment un saut qualitatif trop important pour être produits en quantité importante. Prenons l’ exemple le T-14 armata, dont les Russes ont beaucoup parlé à partir de 2015 : ils en ont produit 20, apparemment, et le ministère de la Défense a dit qu’il était trop cher pour être acquis en grande quantité, donc Vladimir Poutine lui même a annoncé que le programme était mis en pause, au profit de ce dont “le soldat a besoin”, donc, manifestement, du T-55 modernisé.

Donc aujourd’hui ils comptent surtout sur leurs stocks d’armes soviétiques pour remporter le combat d’attrition avec une Ukraine moins bien dotée. La Corée du Nord vend aussi des armes à la Russie, de même que les Iraniens.

Une guerre moderne, c’est une guerre de flux. On envoie sur le front une certaine quantité de matériel, et le stock est là pour permettre d’encaisser le premier choc, de stabiliser la situation, et de faire monter en puissance l’industrie pendant ce temps, pour que le flux vienne prendre le relais. Dans le cas de la Russie, le stock est un flux car leur industrie de défense est basée sur un stock très important, et pensé pour être remis en état “facilement”. Ça leur permet de tenir.

D’autres pays ont-ils gardé de tels stocks de l’époque de la Guerre froide ?

Les Américains, dans une certaine mesure. Plusieurs milliers de chars sont stockés, des centaines d’avions sont stockés aux États-Unis.

Souvent les équipements sont stockés pour pièces, dans des endroits très préservés du vent, du sable, de la neige etc. Ça leur permet de vendre des pièces ou des véhicules complets très rapidement. Ainsi, il y a 5 ans, les marines américains se sont débarrassés de leurs chars lourds Abrams, qui ont été stockés. Quand la Pologne a annoncé vouloir les acheter, Washington a pu leur vendre ces quelques centaines de chars à bas prix et les livrer très rapidement.

Les sites de stockages d’armes aux États-Unis.  ©Léo Péria-Peigné – Ifri 2022

Pendant la guerre froide, la France avait cette logique de stocker des systèmes, mais on l’a presque totalement abandonnée, car ça coûte cher, et qu’on estimait qu’on en avait plus besoin. L’armée de l’air avait à Châteaudun une base, qui lui servait de stockage pour beaucoup de vieux avions. En 2016, la base a fermé, et beaucoup d’avions ont été détruits.

Nous Européens, ne sommes plus du tout dans une logique de stocks car ça coûte cher et cela fait 30 ans que nos armées sont réduites car nous ne nous estimions plus menacés. La guerre en Ukraine nous fait redécouvrir que relancer la production d’armement est un processus très complexe et que nous sommes tombés à un niveau très bas. En 2021, la France produisait moins de 20 000 obus par an. La France va tenter d’aller vers 80 000 obus d’ici 2025 tandis que l’Allemagne, prévoit 700 000 obus la même année.

Retrouvez l’étude de Léo Péria-Peigné dans son intégralité sur le site de l’Ifri.

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